Jean, quelles sont vos premieres impressions ici en Chine ?
Jean Tigana : " Tout est gigantesque. C’est impressionnant. Cette ville fait 23 millions d’habitants, 250 kilomètres de long, 70 kilomètres de large. Tout est grand. Le moindre déplacement cette saison, ça sera 3h30 d’avion ! On n’a pas l’habitude de ça en Europe. "
Et au niveau des mentalités?
J.T. : " Je n’ai que deux mois d’expérience mais ici au niveau du management, ce n’est pas du tout la même chose. En Angleterre, on est plus agressifs. En Turquie, on est plus dans la communication collective. Ici, on est plus dans la communication individuelle. J’essaie justement de prendre des cours. Je vais voir des chefs d’entreprise, je lis beaucoup pour essayer de m’imprégner de cette culture chinoise. "
Pour un entraîneur étranger, ce n'est pas toujours évident de faire passer son message. Est-ce que votre patience est mise à rude épreuve?
J.T. : " Moi, je suis un éducateur. Je peux de temps en temps m’énerver sur le terrain mais après ce n’est jamais la faute des joueurs quand ils ne comprennent pas. C’est toujours de la mienne. Je culpabilise toujours en me disant que je n’ai pas dû bien leur expliquer. Donc, le lendemain, je me remets en question et on repart . "
Le chantier est énorme, le niveau de la Super League est relativement faible. D'autant que les Chinois ne sont pas de vrais compétiteurs dans l'âme...
J.T. : "Oui, car si on regarde les grandes compétitions, ils ne sont pas présents. Il manque cet esprit-là. Je pense qu’aussi en Chine actuellement, il n’y a pas beaucoup de clubs. Quand ils auront vraiment la volonté de faire quelque chose dans le football, ça prendra 10 ans. En mettant les moyens au niveau de la formation, des éducateurs, des structures, ils peuvent y arriver. D’autant qu’ici, il y a le nombre, donc c’est mathématique."
Cela fait 3 mois que vous avez pris les commandes de l'équipe. Est-ce que cela correspond au projet que l’on vous avait vendu ?
J.T. "Ici c’est compliqué, je n’ai pas pu choisir mes joueurs. Ce sont les dirigeants qui ont recruté. Ce n’est pas Nicolas Anelka qui va tout changer. L’année dernière, le club a fini 11e. Il aurait fallu recruter beaucoup plus de jeunes joueurs chinois pour essayer de les former. Si on additionne Nicolas Anelka à l’équipe de la saison dernière, on va essayer de finir dans le Top3. "
Pourquoi la Chine ?
J. T. "Je suis venu pour une aventure humaine, pour découvrir la Chine. J’adore les chantiers, j’adore partir de quasiment rien et construire. Quand je suis arrivé à Fulham, ça faisait presque 40 ans que le club n’avait plus connu la première division. On a tout construit pendant 3 ans et aujourd’hui ils y sont toujours."
Et quelles sont vos relations M. Zhu, le fantasque président milliardaire du Shenhua FC?
J.T. : "Je ne l’ai vu que 15 jours, lors de notre stage à Valence. Il ne vit pas ici, il est entre les Etats-Unis et la Chine. Je ne l’ai jamais vu ici à Shanghai. Donc, ce n’est pas lui qui va me mettre la pression puisqu’il n’est jamais là. Je ne sais pas si on lui passe mes messages…Mais, vous savez, des présidents j’en ai connus. J’ai eu la chance d’avoir M. Bez, M. Tapie, M. Aulas, M. Campora…J’ai eu Al Fayed, ce n’était pas simple non plus. Mais, je m’adapte. "
Et s’il vous offre Didier Drogba…
J.T. : "Mais ça, c’est pour le mois de juillet. C’est très loin. Il faut être dans les trois premiers et après on verra. En juillet, on pourra recomposer l’équipe et recruter des joueurs chinois pour avoir une compétition interne. C’est ce qu’il me manque aujourd’hui car je n’ai pas assez de joueurs qui sont compétitifs."
En attendant, à Shanghai, la superstar c'est Nicolas Anelka…
J.T. "Nicolas, tout le monde l’adore. C’est même surprenant. Ils sont tous passionnés de Nico. Il n’y a que Nico qui compte. Mais, nous, ça nous fait du bien. Comme ça, on passe incognito. On est tranquille."
C’est vraiment un gros plus dans l’équipe…
J.T. : "Oui, ça va permettre aux jeunes de voir ce qu’est le haut niveau. Dans les contrôles, les déplacements, la manière de se préparer, les séances de musculation. Mais malheureusement depuis qu’il est arrivé, il a été souvent blessé. En stage à Valence, il avait mal au genou, il avait une tendinite. En plus, il a des problèmes de décalage horaire, il n’arrive pas à récupérer, il a du mal à dormir la nuit. Donc au niveau des entraînements, il faut doser. Ce n’est pas simple. Il lui faudra 3 semaines, un mois pour qu’il soit en pleine forme."
On vous avait quitté à Bordeaux en mai dernier. Avec le recul, que reste-t-il de ce passage sur le banc des Girondins?
J.T. : "Ca a été très triste au niveau familial, avec l’agression de ma fille. Ce fût des moments pénibles. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai pris beaucoup de distance avec la France. Pour m’éloigner et essayer d’oublier cette fracture. Parce que, pour moi, les Girondins, c’était tout. Sur les 9 titres remportés par les Girondins (Championnat, Coupe de France, Coupe de la Ligue), j’en ai gagné 5. Je pensais faire partie de l’histoire. Je pensais que, même si ce n’était pas moi, ma famille au moins méritait un peu de respect. Le temps cicatrisera tout."
Ca vous a marqué?
J.T : "Enormément. Je ne sais même pas si on peut cicatriser de ça. On finit avec ça. Chacun porte sa croix. Moi, ma croix, ça sera ce passage aux Girondins de Bordeaux."
Est-ce qu'on vous reverra entraîner en France?
J.T. "Non, c’est fini. Je n’entraînerai plus en France, c’est définitif. C’est un choix. Laissons la place aux jeunes…"
Pour terminer, quel est votre plus gros défi ici en Chine?
J.T. : "Faire progresser ce club et essayer de me faire écouter. Si on arrive à m’écouter un petit peu, on arrivera à franchir quelques paliers. Ce qui me plaît, c’est que dans tous les clubs où je suis passé (Lyon, Monaco, Fulham, Besiktas), ces clubs-là ont réussi après. Le seul échec de ma carrière, c’était à Bordeaux parce que je suis arrivé tout seul et que j’ai subi toutes les situations. Je n’ai pas pu imprégner quelque chose. Sinon, dans tous les clubs où je suis passé, j’ai laissé quelque chose derrière. Et j’aimerais bien laisser quelque chose ici en Chine et rentrer ensuite tranquillement à la maison, à Cassis, pour m’occuper de mes vignes."