Lady Agnès est née sous le signe du dragon et des convictions assumées. Allergique depuis toujours au sport, ce petit bout de femme brune a enseigné le français pendant près de 20 ans dans une zone d’éducation prioritaire.
Lady Agnès est de ses femmes qui mènent avec une énergie inouïe deux existences à la fois. L’éducation de ses quatre enfants de front avec une profession vécue comme un sacerdoce. Portée par des convictions féministes et progressistes, par la certitude que l’école peut casser les frontières, renverser les déterminismes.
Lady Agnès est désormais une jeune retraitée, qui livre aujourd’hui le plus éprouvant de ses combats. Une tumeur maligne de 8 cm détectée par hasard, déclarée in situ par la faculté, a eu raison d’un premier sein. Ablation pure et simple sans autre dommage collatéral. Moins d’une année plus tard, un autre nodule minuscule et vicieux, a nécessité l’ablation du second sein. Un autre cancer, intrusif, cette fois, au protocole bien plus lourd. Après l’opération, chimiothérapie et rayons, étapes obligées sur le long chemin de la guérison.
Lady Agnès porte sans doute dans ses gènes toutes les raison de céder au désespoir. Sa mère après une résistance acharnée a fini par être emportée par le même crabe. Sa sœur a été touchée à son tour.
Il en faut plus pour terrasser Lady Agnès qui a fait assez facilement le deuil de sa longue chevelure, de sa poitrine. Quand on s’inquiète pour les déformations qui menacent son image, elle fait remarquer qu’une femme est bien plus que le reflet d’un corps dans un miroir. Elle redresse la tête, assume fièrement ses cheveux coupés ras, sa poitrine rabotée.
"C’est à l’intérieur d'un être que se niche l’essentiel. " Jure t-elle
A Rouen, Lady Agnès portée par une détermination farouche a fini par croiser la route des Dragon Ladies. Une expérience originale née en 1996 de l’imagination d’un médecin physiologiste canadien. Le docteur Mc Kenzie a eu l’idée de regrouper des patientes atteintes d’un cancer qui comme point commun avaient toutes subi un curage axillaire. La rééducation du bras duquel on avait ôté la chaîne ganglionnaire exigeait des mouvements semblables à ceux des rameurs. D’où l’idée de les associer dans une embarcation ancestrale, très prisée en Chine. Une barque étroite, longue de12 mètres couronnée d'une tête de dragon dans laquelle une vingtaine de rameuses peuvent prendre place.
Grâce aux "Dragon Ladies", Agnès a découvert ce que la pratique sportive avait de meilleur. Le partage, le respect et la tolérance.
Toutes les ladies se retrouvent les vendredis soirs sur la base nautique de Belbeuf pour ramer ensemble. Elles mettent entre parenthèse leurs idées noires pour se fondre dans un collectif résolument rose. La maladie n’est pas niée mais traitée avec légèreté et humour et si jamais l’une des Ladies connait un passage à vide, toutes les autres l'entourent et lui portent secours.
Ces retrouvailles comme une alchimie secrète devellopent une force insoupçonnée. De celles qui soulèvent les montagnes et viennent à bout des pathologies les plus insidieuses.
A la mi-mai les ladies normandes ont rendez-vous à Venise avec leurs sœurs "Dragons" accourues du monde entier. A cette occasion, le Grand Canal sera habillé de rose. Le départ de la Vogalonga longue de 32 kilomètres sera donné par un coup de canon, tiré depuis une île située face au Bassin de Saint Marc et au Palais des Doges.
La course, comme chaque année depuis 1975, est ouverte à toutes les embarcations. Ce n’est pas une compétition à proprement parler mais plutôt une osmose athlétique, souffles mêlés, destinée à souder l’esprit d’une équipe réunie dans un challenge commun.
L’essence même du sport en réalité débarrassé de toutes ses contradictions, épargné de toutes ses dérives.
Agnès testera à cette occasion son beau foulard rose si le peu de cheveux qu’il lui reste ne résiste pas à la nouvelle séance de chimio qu’elle commence lundi. Elle l’a essayé vendredi avec ses copines à l’entraînement. Il lui donne un petit air pirate.
Cela tombe bien. Il n’y a qu’à fixer leur regard fier et décidé pour comprendre que les "Dragon ladies" ne sont pas prêts de rendre les armes.