A la mi-journée je me suis glissé dans la doudoune d’Alexandre Boyon, le commentateur attitré du ski sur France Télévisions. Le commentaire en direct, je suis bien placé pour le savoir, offre au journaliste un concentré unique d’émotion pure. Mais l’angoisse n’est jamais très loin de l’émotion lorsqu’il s’agit de coller au direct et tenté de composer avec la glorieuse incertitude du sport.
Les jeux olympiques organisés à Grenoble en 1968 ont inauguré pour la télévision le début d’une ère nouvelle. Les grands évènements sportifs pouvaient moyennant la mise en place de moyens de production lourds et coûteux faire l’objet d’une captation immédiate. Les commentaires de Jacques Perrot, le spécialiste du ski sur le service public, ont bercé mon enfance. Grâce à lui j’ai goûté à l’ivresse du Hannenkam, peaufiné ma géographie alpestre en voyageant immobile de Kitzbühel à Schladming. A l’époque si les conditions météo étaient trop mauvaises, la course était retardée et même quelquefois annulée. On se contentait d’en avertir les téléspectateurs par un synthé froid proposé sur un fond neutre. Si l’attente promettait d’être longue, une speakerine à Paris reprenait la main et proposait un interlude. La télévision exerçait alors sur le pays une activité quasi monopolistique et ses seules obligations consistaient à répondre au courrier des téléspectateurs.
Puis les canaux de diffusion se multiplièrent. Résultat, la concurrence devint impitoyable et pour continuer à nourrir une grille de programmation, il devint vital de remporter la bataille de la pub. Pour établir les justes tarifs des espaces publicitaires, on inventa l’audimat qui le lendemain matin vers 9 heures informaient les acteurs économiques de l’ampleur de leur éventuel retour sur investissement. L’angoisse s’insinua peu à peu dans la doudoune du commentateur. Un spectacle sportif n’était accompli que s’il s’accompagnait d’une audience digne. Hormis les spécialistes du foot assurés d’un matelas audimat minimum convenable, plus personne ne se trouvait à l’abri du danger. Pour son retour sur l’antenne de France Télé, Val d’Isère s’était parée de ses plus beaux atours. Une piste impeccable, un ciel sans nuages. Las, nos deux pointures mondiales se mélangèrent les piquets dans la première manche. Julien et Jean Baptiste, soucieux sans doute de trop bien faire, enfourchèrent et s’exclurent de facto de la seconde manche, la seule diffusée en direct. Pour couronner le tout en préambule à la prise d’antenne le président de la fédération française de ski, fit son mea culpa. « Quel dommage que nos champions n’étaient pas été ponctuels au rendez vous ! » Avoua t-il en substance. Comme si le sport se devait pour exister de devenir une science exacte. Alexandre tout penaud s’accrocha à ce qu’il restait d’espoir. Une seconde spatule, Steve Missilier, 25 ème du premier run, participerait à la fête même de loin. La sanction tout de même se promettait d’être sévère en terme d’audience et Alex sentait poindre l’angoisse dans sa doudoune. Mais Steve s’élança enfin et il nous offrit en moins d’une minute ce que le sport contenait de meilleur. Sa glorieuse incertitude, justement. Steve, le missile, survola les débats en attaquant la face de Bellevarde plutôt qu’en l’agressant. Alexandre lui emboîta prestement le pas aussitôt. « Il est 13h20 ! Restez avec nous ! Nous sommes en direct et un français est en tête du slalom de Val d’Isère ! » Tout restait possible encore. Et le miracle eut lieu. Le soleil déclina, la piste se creusa et tous les autres concurrents ou presque s’inclinèrent devant le chrono de Missilier qui fêtait dans l’aire de l’arrivée de la plus inattendue des manières son 26ème anniversaire. Deux spécialistes autrichiens, Marcel et Benjamin le devancèrent finalement mais Steve 3ème avait amplement rempli son contrat. Une météo clémente, une performance bleue. Le ski avait parfaitement négocié son come back sur le service public. L’angoisse s’était envolée. Alexandre le bienheureux le demeurerait au moins jusqu’au lundi matin