Qui sait seulement que les championnats d'Europe de lutte s'achèvent ce soir à Dortmund ? Qui a pris la peine de se renseigner sur l'état de forme de Steeve Guenot notre champion olympique à Pékin ?
Pas grand monde en réalité. Les amateurs d'émotions fortes ont la mémoire courte surtout lorsqu'il s'agit d'évoquer le quotidien de disciplines rudes condamnées à l'anonymat entre deux olympiades.
Un entrefilet au maximum. Les nouvelles, il y vrai, ne sont pas très bonnes. Eliminé sans gloire en 8 ème de finale du tournoi de lutte gréco romaine en moins de 66 kilos, le cadet des Guenot, est bien loin de l'extase pékinois. Pas de quoi donc faire frémir les gazettes, ni même de faire ressentir la moindre once de culpabilité aux journalistes.
Et pourtant, il m'a suffi de consulter mes notes pour m'apercevoir à quel point cette mise au rebus est indigne. Combien de champions olympiques assidûment courtisés après leur sacre, ont ensuite disparu trop vite de nos écrans radar ?
Je ne sais pas si cela suffira à me faire pardonner mais voici le petit texte que j'avais rédigé à chaud après la formidable victoire de Steeve.
« C’est bien pour la Bourgogne ! » Soupira Françoise lorsque l’émotion fut retombée un peu. La mère ne savait plus très bien ce qu’il fallait dire ou ne pas dire, comment appréhender tous ces micros toutes ces caméras.
Steeve le cadet de la famille venait de débloquer le compteur du team France en décrochant dans sa catégorie de poids l’or en lutte gréco romaine. Pour couronner le tout Christophe l’aîné dans la foulée s’adjugeait le bronze chez les 74 kilos. La famille Guenot tout à coup, au grand complet, flottait en apesanteur, bien plus légère encore que la plume de l’autre Guaino, le conseiller à l’Elysée dont le télégramme de félicitations était attendu d’une seconde à l’autre.
Marcel, le père Guenot, professeur de lutte, contenait en lui le torrent d’émotion qui bouillonnait. C’était un taiseux qui chargeait ses cinq marmots dans le break familial pour les conduire à la salle tandis que madame tenait la culotte .
Ce triomphe des humbles dans ces périodes de disette devenait le fait d’armes des foules oisives rassemblées au club France.
Bernard Laporte, le secrétaire d’état aux sports, ouvrait vaillamment le bal.
» Ah nous n’étions pas nombreux cet hiver à aller les encourager à l’INSEP, à la tombée de la nuit. » lançait-il à la cantonnade.
» Alain Bertholom, mon copain de Créteil avec ses scarifications tricolores délavées sur les joues planait encore sur son petit nuage. » La lutte à l’honneur te rends-tu compte ? »
Il ne savait sans doute pas encore qu'il serait bientôt élu président de la fédération. Il n'y avait aucun calcul dans son euphorie de gamin.
C’était le rêve exaucé de toute une vie de dirigeant bénévole passée dans l’ombre des citadelles professionnelles .
Un peu plus loin, le président de l’US Métro fanfaronnait. « Je me suis battu comme un beau diable pour que les frangins rejoignent le service sécurité de la RATP. Et ce n’est pas fini avec Lise et Audrey on peut faire 4 médailles ! Pour les 80 ans du club ce serait fabuleux ! »
Les héros du jour demeuraient invisibles. Christophe Tortora, le portable vissé à l’oreille ne décolérait pas. « C’est râpé pour le 13 heures ! Il est toujours au contrôle .Il n’arrive pas à pisser ! »
La télévision, cet objet de désir inassouvi pour les guerriers de Chalon sur Saône, attendrait encore un peu.
La veille Vencelas Dabaya médaillé d’argent en haltérophilie avait échoué aux portes de l’émission du soir. Les larmes de Laure Manaudou avaient éclipsé son colossal exploit et l’ancien sans-papier, désormais soldat de première classe à Vincennes était resté à quai.
La victoire était nécessaire mais pas suffisante. Encore fallait-il que dans le même temps les « Couvertures de Paris Match » ne connaissent pas de ratés, n’aient pas d’états d’âme.
De ce côté-là la clientèle du club France semblait à l’abri, le moral au beau fixe. Le parcours de ces combattants de la nuit commençait au rez-de-chaussée par un échauffement au bar, où la bière et le vin rouge coulaient à flot. Ensuite il leur fallait choisir entre les deux restaurants, le premier résolument français, le second modérément chinois. Aux fourneaux, des chefs estampillés » Lenôtre » commandaient une armée de mitrons et de petites fées dont les petits pas feutrés adoucissaient cette orgie de bouffe. Elles tentaient de gommer au fur et à mesure les ravages occasionnés par le nuage de criquets parasites qui fondait sur le buffet, commentant les exploits du jour la bouche pleine, le menton dégoulinant de sauce.
Les mêmes « têtes de vainqueurs » immuables chaque soir l’accréditation en bandoulière sur laquelle un rectangle vert signifiait « Feu et bouffe à volonté ! » Membres des ministères et des collectivités territoriales, élus des fédérations, flanqués de Madame, jeunes diplômés des écoles de commerce, fils et filles à papa lancés dans le grand bain des privilèges.
A la fin de la compétition, on les retrouvait à l’aube rentrant de boîte, le visage bouffi et la panse rebondie, regagnant péniblement leur chambre. Seule une indigestion carabinée ou un accident cardiaque impromptu pouvaient exclure nos décideurs pique-assiettes du tableau d’honneur des JO parallèles, les seuls qui comptaient vraiment .
Qui en effet se souviendrait encore dans un mois ou deux des tribulations pékinoises de la famille Guenot ?