Il est grand temps de passer à table !

 

Dans l’Eurostar qui nous conduisait vers Londres, Cyril Moré m’avait avec lucidité énuméré les paramètres à prendre en compte en matière de handicap.

Comme la plupart des athlètes de haut niveau qui participaient aux compétitions  paralympiques, le consultant de France Télévision avait du faire face à une tragédie  de la vie. Une vilaine chute en ski à la réception d’une bosse dont la complexité avait été mal appréciée.

Cyril qui n’avait que 19 ans avait immédiatement senti son existence basculer. Un craquement sinistre dans son dos, des jambes inertes. Par chance il avait sagement attendu les secours, avait été proprement opéré, patiemment rééduqué.

Restait le plus compliqué. Cicatriser la fêlure morale, faire son deuil en pleine jeunesse d’un statut brutalement périmé. Passer le reste de sa vie de la station debout à la station assise. Basculer de l’indépendance à une  dépendance toute aussi relative.

 Cette prise de conscience pouvait prendre plusieurs mois ou plusieurs années voire ne jamais survenir. C’est par rapport à sa précocité ou à son absence que s’appréciait réellement le handicap.

Voilà pourquoi la quasi-totalité des athlètes présents à Londres,   bien que cabossés par les accidents et les maladies, n’étaient pas plus  handicapés que n’importe qui, puisqu’une pratique sportive intense leur  avait permis d’intégrer et d’optimiser les nouvelles contraintes de leur existence.

Cyril me raconta l’histoire de ce champion brisé et cloué comme lui dans son fauteuil, qui niait obstinément son nouveau statut. » Il aurait tout cassé dans notre sport, en serait devenu une star incontestable si seulement son cerveau avait accepté d’habiter dans un corps différent. Au lieu de cela il s’étiole et sombre dans la neurasthénie. »

Lorsque j’ai rencontré pour la première fois Philipe Croizon amputé des bras et des jambes après un terrible accident domestique, j’ai eu du mal à croire que sa vie nouvelle pouvait lui sembler plus riche que l’ancienne. Ce que je pris d’abord pour une posture n’était en fait que le résultat d’un travail psychologique profond effectué  sur lui-même.

Cette fracture brutale avait contre toute attente donné un sens à sa vie. Evidemment la lutte était totale et permanente. La société paradoxalement compliquait considérablement la tâche.  Affronter le regard gêné des autres apparemment bien portant, se plier aux règles de la communauté, conserver sa mobilité et son indépendance dans les villes hostiles.

Cyril surmontait les obstacles et les mises en garde par l’humour et la dérision. Il fallait le voir affoler les officiels du parc olympique en s’accrochant aux voiturettes et à pleine vitesse exécuter des figures acrobatiques sur son fauteuil de compétition.

Si la société rechignait encore c’était par peur d’avouer sa faiblesse vis-à-vis de ceux qui semblaient à priori les plus démunis. Le handicap ne se concevait que s’il demeurait invisible. Un rédacteur en chef , il y a quelques années avait accepté ma proposition de reportage sur l’un de ces champions d’exception. A une seule condition. Que son handicap ne soit pas trop criant. » Comprends –tu l’émission est diffusée à l’heure où les gens passent à table ! »

Il était grand temps en effet de passer à table et d’imposer le menu.

Publié par pmontel / Catégories : Handicap