Si l’on en croit l’écrivain Denis Tillinac, il existe dans chaque ville tropicale, un bar où l’homme cabossé, peut s’accorder une halte et regarder passer le temps, vérifier l’état de son âme exilée. Sur la place principale de Cayenne, chef-lieu du département de la Guyane, la terrasse du bar des Palmistes offre une vue imprenable sur les blessures invisibles.
Invisible comme l’idée que l’on se fait du pays. Qui peut sans hésitation situer la Guyane sur une mappemonde ? De cette méconnaissance chronique récurrente dans la population française, s’ancre le malentendu.
Non la Guyane n’est pas une île de la Caraïbe ! C’est un bout de terre aussi vaste que le Portugal solidement arrimé au continent sud-américain, recouvert pour sa plus grande partie par la forêt amazonienne, frontalier avec le Brésil et le Surinam.
Depuis toujours la Guyane souffre de voir la réputation de Cayenne, sa vitrine, réduite au seul bannissement des criminels. Le bagne installé jadis à plus de 7000 kilomètres de la métropole sur une terre hostile infectée de moustiques de mygales et de serpents. Un répulsif coriace, résistant aux projets de vacances de métropolitains en mal de destination exotique.
Aussi lorsque le Brésil s’est vu attribuer l’organisation des deux prochaines manifestations sportives majeures, une idée folle a germé dans la tête de Bernard Lama, l’enfant du pays, l’ancien portier des bleus. Pourquoi ne pas faire de la Guyane une base avancée pour les équipes de France conviées à disputer la coupe du monde de football et les jeux olympiques ? Pourquoi ne pas saisir cette opportunité unique pour doter enfin le département d’infrastructures sportives dignes de ce nom, qui une fois les compétitions achevées bénéficieraient à la population ?
La pyramide des âges guyanaises est en effet très élargie à sa base. Des jeunes pour la plus grande majorité sans avenir, livrés à la précarité et aux dérives délinquantes. Le sport comme toujours pour tenter d’inverser le désordre des choses. Lama n’a pas oublié le regard incrédule de ses petits camarades lorsqu’il débarqua adolescent dans le nord de la France. La Guyane ? Quel drôle d’endroit pour y bâtir des rêves de grandeur ! La Guadeloupe, la Martinique, la Réunion certes, mais la Guyane ?
C’est pourtant dans ce petit paradis que le gardien de buts des bleus a développé toutes ses qualités athlétiques, son sens de l’anticipation. La présidence de la république sollicitée pour donner corps au projet donna son feu vert. Les collectivités territoriales lui emboîtèrent le pas. Un investissement de l’ordre de 40 millions d’euros, une manne inespérée pour trancher le cou aux idées reçues, et contrebalancer le monopole d’images de Kourou et de ses fusées Ariane qui concentrent à elles seules toute l’attractivité moderne des lieux.
Et pourtant il y aurait tant de choses à louer à propos de ce Far West oublié. Bernard Lama aime à rappeler que c’est en progressant dans la vase jusqu’à mi-cuisses qu’il est venu à bout d’une pubalgie tenace, que c’est en suivant les traces de son défunt père, notable respecté, que la Guyane triomphera enfin des idées reçues. Quelque chose achoppe toujours cependant dans son discours. L’injection d’argent à elle seule ne peut pas tout. Lama peste contre les instances du ballon rond qui ont si longtemps snobé sa terre natale. Pas un DTN, pas un président qui ne se soient autorisés une seule escale. Un camouflet cinglant pour les Lama, Malouda et Darcheville, pour tous les footballeurs guyanais.
Lama ne croit guère en l’inversion des indifférences. Amer, il semble même avoir renoncé à son rêve le plus cher. Accueillir les bleus sur la route du Brésil. « Didier Deschamps ne mettra jamais les pieds en Guyane ! » Déclare-t-il sans ambages mais il refuse ensuite d’approfondir l’assertion. Quelle blessure secrète à l’âme se cache derrière cette certitude ? Il ajoute. » Une équipe qualifiée, n’importe laquelle, ce serait déjà formidable. » Mais on sent bien qu’il n’y croit déjà plus vraiment.
La malédiction colle au pays, comme la sueur à la peau de ceux qui s’aventurent trop longtemps au dehors. Le soir dans la fraîcheur retrouvée, quelques expatriés prennent un verre à la terrasse des Palmistes. A l’intérieur, en salle, un violoniste s’autorise des digressions, comme s’il ne parvenait plus à maîtriser les mouvements de son archer. Le cœur de la Guyane s’emballe et personne ne peut s’y opposer. Au dernier recensement on estimait la population à 250000 âmes essentiellement dispersées sur le littoral. Le double au moins dans la réalité.
Les frontières sont poreuses et du nord du Brésil, de sa partie la plus pauvre, affluent les déshérités en quête d’Eldorado. Les gisements aurifères que recèle l’intense végétation, territoire d’ombres et de fantasmes, attirent les plus désespérés. En marge des sites d’exploitation officiels prospère une économie mafieuse, des sites fantômes dans lesquels sont enrôlés les travailleurs clandestins réduits à l’état de quasi esclavage. Tout se paye en gramme d’or. La nourriture, le tabac, l’alcool et les passes dans les bordels attenants. Les rixes y sont nombreuses. Tout se passe comme dans les bandes dessinées de Lucky Luke à une exception près toutefois. Point de Lucky Luke. Dans le touffu de la forêt amazonienne les différents se règlent l’arme au poing. Sans fleurs ni couronnes.
Un détachement de la légion étrangère stationnée au cœur de la forêt près de Regina donne quelque fois un coup de main aux gendarmes chargés de débusquer les planques clandestines, de ralentir la progression du trafic. Le reste du temps le CEFE (Centre d’entraînement en forêt équatoriale) héberge les corps d’armée soucieux d’aguerrir leurs élites aux conditions extrêmes de survie en terrain hostile. » On largue les stagiaires dans la forêt avec une simple machette et un peu d’eau et on observe la façon dont ils s’adaptent à l’environnement. » Commente laconiquement le lieutenant- colonel qui dirige le centre. « Evidemment à la saison des pluies c’est un peu plus compliqué. » Le fleuve, la vase, la terre ocre, les cris des songes hurleurs. L’humidité qui s’incruste. La faune tapie, reste la plupart du temps invisible. La présence fantasmée du jaguar ou de l’anaconda, peuplent les nuits de rêves agités. L’angoisse du citadin installé dans un confort trompeur. Un havre de paix toutefois ses premières frayeurs écartées.
L’équipe de France de Taekwondo est venue achever sa préparation olympique au CEFE juste avant de rallier Londres. Marlène Harnois médaillé de bronze en conserve un souvenir attendri. Elle avait juré aux légionnaires de leur ramener sa médaille si d’aventure…Elle a tenu promesse. Elle signe des autographes, prend la pose au milieu des hommes en treillis. Les stages de survie en forêt équatoriale soudent un collectif, impriment à jamais des reconnaissances.
Les légionnaires se montrent particulièrement accueillants envers les sportifs qui acceptent de laisser leurs préjugés au vestiaire. L’article 2 du code de la légion stipule qu’aucune différence n’est tolérée concernant la race, la nationalité, la religion ou l’origine sociale. Marlène semble épanouie dans cet environnement dépourvu de fioritures. Et pourtant elle traverse l’une des périodes les plus sombres de sa carrière d’athlète. Elle accuse son entraîneur de harcèlement, moral, de vexations et d’humiliations répétées. L’athlète, originaire du Quebec, prétend que Myriam Baverel la contrainte quelques années auparavant à contracter un mariage blanc pour acquérir la nationalité française.
A la fédération on minimise ses propos. Marlène souffrirait d’une forme de dépression post olympique. Myriam Baverel, ancienne médaillée olympique elle aussi, refuse pour l’heure de polémiquer. Les témoignages à charges s’accumulent cependant. Le ministère a d’ailleurs ouvert une enquête. Mais Marlène semble déjà avoir tourné la page. « Les abus que je dénonce, c’est surtout pour protéger les gamines qui arrivent.»
Elle plonge tout habillée comme ses copains légionnaires du haut d’un promontoire dans une eau saumâtre. Trempée jusqu’aux os, elle s’ébroue avant de jeter l’éponge. L’adversité est trop puissante, trop bien organisée. Comment une athlète avec de si faibles moyens peut espérer vaincre une administration aux rouages si bien huilés ?
Personnalité complexe, Marlène oscille entre révolte et soumission. Le temps finira un jour par effacer ses traces. Elle parle pour l’heure de retourner au Canada, d’oublier le Taekwondo. Rio tout à coup semble si loin de la Guyane.
Il parait que pour rejoindre la future capitale olympique depuis Cayenne, le mieux est de transiter par Paris. Avant de repartir, je m’assois une dernière fois à la terrasse du bar des palmistes. Le centre ville et les villas coloniales alentour sont calmes, apaisés. De l’autre côté du canal dans le village chinois, des ombres sud-américaines guettent le chaland, l’agrippent par la manche. « Comment tu es beau toi, comment tu as l’air viril ! »
Le royaume des apparences, le poids des préjugés. La Guyane a pourtant tant d’autres atouts à faire valoir, pour qui condescend à patienter un peu, juste le temps de percevoir l’invisible, de sonder la richesse des cœurs, de s’imprégner de la chaleur de l’accueil.
Les équipes de France en partance pour le Brésil seraient inspirées d’y faire escale. Pas seulement pour parfaire leur condition physique. Pour y élever un peu plus haut leur esprit.