Avancer dans l’âge amplifie les ombres et les doutes. Hier pourtant j’ai entrevu un rai aveuglant de lumière.
Jonah Lomu était l’invité de Stade 2. J’avais conservé de de ce géant de l’ovale des images terrifiantes. Celles que les télévisions du monde entierdiffusaient en boucle pour asseoir une discipline en mal d’icônes.
Le rugby était né en Angleterre mais la Nouvelle Zélande se l’étaitapproprié comme un savoureux pied de nez adressé à son colonisateur. Tous ceux qui aiment le rugby ont forcément appréhendé un jour les déferlantes australes et les ont savouré dans le même temps.
Les exploits des All Black constituent depuis des lustres le label d’excellence néo- zélandaise, le produit le plus prisé à l’export. Mais avant Jonah, le collectif avait toujours primé sur l’individu. Et voilà que soudain débarque à l’aile un gaillard explosif de près de deux mètres pour 120 kilos. Ses percussions infligent des blessures profondes aux défenses les plus hermétiques. Les inconscients qui s’avisent à se mettre en travers de sa chevauchée fantastique sont réduits aux rôles de comparses, renversés comme des quilles de bowling. Jonah collectionne les Strike. Une étoile est née.
Le rugby international s’empare de cette rédemption opportune. Le Bad boynourri aux violences des quartiers chauds d’Auckland, converti à la religion de tout un peuple. Le staff Black si prompt à fondre ses pépites dans le chaudron de la collectivité, a toléré l’exceptionnel.
Un hercule au visage d’ange vissé sur un coup de taureau et propulsé par des bielles si phénoménales que les enfants la nuit en font des cauchemars.
La réalité évidemment est tout autre. Jonah aujourd’hui âgé de 38 ans n’aplus rien de la mythologie mi-homme mi- dieu, fantasmée par les chantres du rugby.
La légende est arrivée sur la pointe des pieds dans les couloirs de France Télévisions. Le visage marqué, le corps aminci.
Je l’ai frôlé une première fois au sortir de la loge de maquillage. J’ai baissé les yeux, bien trop ému pour oser le saluer. Lorsque Norbert l’assistant de réalisation est venu me chercher pour rejoindre la table de Stade 2, je suis passé devant sa loge. La porte était entrouverte. Jonah, allongé sur le sofa, s’était profondément assoupi . La veille encore comme trois fois chaque semaine, il avait été dialysé à l’hôpital pendant plusieurs heures. Dix minutes plus tard, je ne sais par quel miracle, il est installé à mes côtés.
L’émission est déjà commencée que je ne peux détourner mon regard des veines martyrisées de son bras gauche à force de piqûres répétées. Deux excroissances dures comme la pierre percent sur son avant-bras ettémoignent d’un combat inégal. Jonah est gravement malade. Plusieurs fois il a cru mourir, les reins bloqués, le sang empoisonné. Un journaliste de ses amis, héroïque, lui a offert l’un de ses reins. Le greffon implanté en 2004 est aujourd’hui en fin de vie. L’organe usé tourne au ralenti. « Je ne plains pas, dit-il pourtant d’une voix douce. Je suis en bonne santé désormais. Chacun dans la vie est confronté à ses difficultés. »
Jonah a eu sa part. Aucun ressentiment pourtant n’affleure. Sa parole coule comme de l’eau claire. Elle résume tout ce que le sport véhicule d’espoirs et de vie meilleure. Lorsque l’on évoque devant lui le sacrifice de ses compatriotes, ces soldats du bout du monde, morts pendant la grande guerre 14-18, il hoche la tête, grave et recueilli. Lorsqu’on l’interroge sur les vertus de ce rugby des antipodes, fraternel et pédagogique, Jonah est intarissable.
Même s’il reste très pudique sur son parcours personnel, on comprend que c’est ballon en main qu’il est devenu l’homme accompli qui aujourd’hui fait de l’ombre au géant, égratigne la légende. Jonah n’élude aucun sujet. Il rend hommage à sa famille, partage avec nous son impatience pour le choc des hémisphères. Ses Blacks confrontés au révélateur bleu capable de tous les exploits.
L’émission terminée, Jonah salue François Cluzet, l’intouchable. L’acteur vedette du film qu’il a découvert dans une salle obscure à Auckland. « Une belle histoire. » Murmure-t-il. Comme la sienne qui menace sans cesse de lui échapper, comme il est venu nous voir, sur la pointe des pieds.
J’ai le temps de penser à Jacques Anquetil, à Laurent Fignon, à tous ces champions d’exception, humbles comme Jonah.
Tous ceux qui ont éclairé la table de Stade 2 et nous ont rendus si fiers d’exercer le métier de journaliste.