Du 17ème étage de ma chambre de mon hôtel, l’azur du ciel se noie dans la mer. De monstrueuses excroissances blanches, piles de béton et d’acier attestent de la folie des hommes. Les anciens bédouins, à peine sorti du moyen âge, exaucent leurs rêves de démesure en plein désert, au milieu de nulle part. Ce nulle part n’a pas d’adresse. Il ignore les rues et les piétons, les enseignes et les couleurs. Sur les larges artères, s’épanche un flot ininterrompu d’automobiles neuves aux vitres si opaques qu’on pourrait penser que la mécanique se suffit à elle-même, que tout chauffeur est superflu. Le culte du dieu pétrole s’estompe peu à peu et pourtant ici personne ne semble prendre encore la mesure des révolutions à venir. L’homme qui décide se tient en retrait quelque part dans un vaste bureau climatisé, au sommet d’une tour qui défie le ciel et l’entendement.
L’homme blanc qui l’assiste en s’enrichissant, entraîne les fins de semaine son épouse et ses enfants vers les plages de sable fin qui bordent la ville. Commence en novembre, la saison des répits. La dictature aveuglante du soleil relâche son emprise. Le thermomètre ne dépasse encore les 30 degrés mais le taux d’humidité devient raisonnable. Les plages réservées aux expatriés blancs tolèrent des bras dénudés, une amorce de postérieur, mais les seins nus et les strings ficelle restent prohibés. Quelques belles inconscientes s’y abandonnent cependant. Dubaï la musulmane, même si elle prône le secret des alcôves, prône la trêve contre la signature d’un contrat, la promesse d’un transfert de technologie. Tout est permis pourvu que ce soit orchestré en coulisses, dissimulé aux yeux du tout venant. Les femmes comme d’habitude supportent à elles seules, en bout de chaîne, la charge écrasante de toute l’hypocrisie des mâles dominants. Elles sont, niées de la vie, vouées à raser les murs comme des ombres. Mais leur représentation fantasmée dans le miroir des hommes, elles l’expriment au coucher du soleil. Des putes jeunes et fardées pullulent dans les discothèques des hôtels, lorsqu’Allah s’assoupit. Les filles affluent par charters en provenance d’Europe de l’est pour l’essentiel. Elles vendent leur plastique parfaite à des tarifs aussi élevés que les immeubles qui garantissent l’impunité à leurs clients. 2000 drh la passe en moyenne, l’équivalent de 400 euros. Evidemment la loi du marché est de rigueur et au petit matin, les laissées pour compte, aux traits défraîchis, revoient leur prétention financière à la baisse.
Les autres, épouses et mères, affirment les guides de voyages sont plus libres à Dubaï que dans les autres émirats. Elles ont le droit de conduire et de sortir seule dans la rue. Un petit tour en ville suffit pour se persuader qu’elles n’usent guère de cette tolérance inouïe. Les seuls en définitive à braver les morsures du désert sont les sous hommes qui constituent le gros bataillon des expatriés. Les travailleurs de l’extrême ont la peau mate et le cœur tanné de tant de misère traversée. Ils viennent de l’Inde, du Pakistan ou du Sri Lanka et érigent les extravagances dans lesquelles les hommes en blanc et les femmes de petite vertu s’abritent. A leur manière, ils participent à l’érection secrète des quelques famille qui possèdent les richesses du sous sol. Ces kamikazes de la vie, rompus au danger et à l’altitude reçoivent 200 euros par mois pour leur peine et s’entassent à la nuit tombée dans des clapiers indignes et surchauffés à la périphérie de la ville. Un vieux bus les récupère au lever du jour et la semaine s’écoule à ce rythme sans répit, 7 jours sur 7. Ils ne se plaignent jamais pourtant et expriment leurs rêves de vie meilleure d’un regard, d’un sourire intercepté, lorsqu’un automobiliste aux vitres moins opaques condescend à leur porter attention.
A Dubaï de part et d’autre de la crique, subsiste encore un peu d’humanité. Autour de l’ancien village de pêcheurs s’étirent de souks langoureux dans les allées desquels il fait bon flâner au crépuscule. L’or, les épices, le coton. Tout rappelle une époque révolue où les navires accostaient pour imprégner leurs cales de couleurs et de senteurs Bastakiya possède quelques répliques sans doute de l’autre côté du bras de mer, dans l’Iran tout proche ou plus loin en Inde. Les gens qui vivent ici du flux et reflux des touristes semblent satisfaits de leur sort. Ils sont au moins pour un temps à l’abri de la malédiction du pétrole, de cette folie furieuse qui pousse les nantis à regarder toujours plus haut pour défier ce ciel sans nuage et faire reculer le désert, la nature féroce qui a rythmé toute leur vie de nomades.
La nuit est tombée sur le Burj Khalifa. La tour la plus haute du monde s’est mise en tête de ridiculiser la Tour Eiffel. Une flèche de 820 mètres de haut que nous escaladerons plus tard. Pour l’heure nous sommes en quête de fraîcheur près du bassin vers lequel convergent tous les touristes. Un feu d’artifice aquatique sur lequel est plaqué le Con partiro de Bocelli. Dubaï la fière nargue Vegas la délurée. Les agents de sécurité s’agglutinent autour de la caméra. Ils s’agitent comme des insectes rendus fous par le rouge de l’objectif. Ils inspectent les autorisations de tournage, lisent et relisent le formulaire dûment contresigné à la recherche de l’habile contrefaçon. Il en va de leur avenir et de leur existence. Ce sont des salariés indiens ou pakistanais qui transpirent dans leurs uniformes kaki, à la seule idée d’être pris en défaut, d’avoir à subir les foudres de supérieurs hautains et tout puissants. Ici les règles orales prévalent. Il est vital de ne prendre aucune initiative quitte quelquefois à nier les évidences. Le zèle est un poison mortel. Du coup, nos policiers hésitent, temporisent. On leur assure que tout est déjà filmé. Ils renoncent avec soulagement aux investigations en profondeur, s’éloignent à pas comptés. Comme toujours, la seule solution pour parvenir à ses fins, consiste à prendre de vitesse ces marionnettes empressées, à les empêcher de trop réfléchir aux conséquences de leur inertie.
Solliciter une autorisation revient à hériter d’un chaperon, peureux et angoissé. Follow the camera et tremble qu’elle ne s’attarde en route sur un chameau, un morceau de rocaille, non prévus au programme. Le Financial center est désert. 5000 personnes en costumes et tailleurs stricts s’agitent pourtant dans les étages. Des cadres bancaires, des brokers. Tout ce qui noue et dénoue les fortunes et la destinée des investisseurs. Imaginez le quartier de la Défense élevé à la puissance 10 et quasiment sans âme qui vive. Le contraste est saisissant. Tout étranger au business est invité à fuir ces espaces glacés sous 40 degrés à l’ombre. Deux femmes occidentales fument en silence sur le parvis. Les seuls signent de vie, alentours. Les volutes de fumée inhalées.
Un peu plus loin dans les allées adjacentes, se concentre le pendant de la finance triomphante, l’art exposé et monétisé. Devant l’une des galeries est exposée une Fiat 600 immatriculée au Liban, comme un trophée obscène élevé au rang de culte. Les vitres poussiéreuses, les sièges défoncés. Tout ce qui rappelle une époque révolue ou l’automobile symbolisait l’audace inouïe de défier le temps et l’espace et d’assurer le transport d’un l’homme d’un point A vers un point B. Bientôt les galeries muettes exposeront de la même manière des espèces disparues, animales ou végétales. Des êtres humains aussi car on le sent confusément, la nature bientôt fera place nette de tous ces envahisseurs.
Ils ont même commencé à polluer le désert. Michey 3D ne croyait pas si bien dire. La version safari de « Respire » nous conduit dans une mer de dunes à une heure de route de Dubaï sur la route d’Abu Dhabi. Nous avons embarqué dans un 4x4 et après un stop obligatoire pour dégonfler les pneus à proximité des échoppes à touristes. Nous voici partis à l’assaut des crêtes de sable doré. Sans m’en apercevoir, je suis tombé dans un traquenard. Mon pilote se prénomme Yakoub sans que je sache si son patronyme est Loeb ou Senna. De toute évidence, ses clients habituels sont amateurs d’émotions fortes. Une caméra à bord, Yakoub fait du zèle. Il multiplie les dérapages pour ne pas entacher sa réputation. Passé le premier fou rire, une pellicule de sueur froide me glace l’échine. Mes compagnons ont l’air d’apprécier le rodéo. Je suis pris de tournis, d’une méchante envie de vomir. Yakoub comprend à mon masque cireux qu’il est temps de faire une pause. Au milieu de nulle part dans les dunes, des cadavres de bouteilles plastiques jonchent le sol. Dans la grande roue des cœurs chavirés, l’écologie n’a pas d’avenir
Le soir, la jeune femme qui nous accueille à l’entrée du domaine possède un passeport émirati. C’est la première native des lieux avec laquelle il nous est possible de dialoguer. Née à Abu Dhabi, la jeune femme s’expose à visage découvert. De toute évidence sa famille l’a préservé des doctrines obscurantistes qui hantent ses sœurs à chaque fois qu’on les croise dans le hall d’un hôtel. Celles qui accélèrent le pas et relèvent avec précipitation leur tchador pour dissimuler le peu de leur visage encore offert à la lumière. Raïssa éclate de rire lorsque je lui souligne le paradoxe. A l’en croire tous ces clichés appartiennent au passé. L’émancipation de la femme émiratie est en marche. La nouvelle génération est libre d’étudier et de déplacer à sa guise.
A quelques centaines de kilomètres de là, dans l’Iran tout proche, Sakineh convaincue d’adultère sera peut être pendue demain. Face aux cris d’orfraie des diplomates et à la mobilisation internationale, la malheureuse a échappé à la lapidation. Tout ce qui reste de son dossier bâclé a été confisqué par les autorités. Son fils et son avocat pour avoir diffusé l’information au-delà des frontières croupissent aujourd’hui en prison.
Le soleil est aspiré par l’horizon. Il nous faut faire vite. Devant la piscine, José, le JRI, filme une démonstration de chasse au faucon, l’un des sports nationaux pour les plus fortunés. Le carnassier pourchasse inlassablement une charogne d’oiseau avant pour sa peine d’en croquer la partie, qui se confond avec le visage supplicié de Sakineh. Je garde mes états d’âme pour moi. L’heure est à la discrétion. Les hôtes privilégiés des lieux se dérobent devant la caméra. Interdiction absolue de filmer les clients. On se contentera des bribes dispersées par la brise tiède. Des échos d’une convention organisée pour le compte d’un parfumeur français. Un "débrief" de circonstance avant de lâcher les commerciaux dans la chaleur de la nuit. Les chambres sont spacieuses. Le buffet pharaonique. Pour accommoder ces mets tous plus délicats et raffinés les uns que les autres, la direction propose un spectacle en forme de patchwork. Une chanteuse égyptienne, un derviche tourneur turc, une troupe libanaise, une fantasia et une danseuse du ventre aguicheuse. Il est temps de rependre la route, le ventre plein, l’esprit ailleurs. Profiter des délices de Dubaï implique en plus de l’argent, une amnésie de circonstance.
Le comble de l’obscénité se niche au rez- de-chaussée de l’un des nombreux mall qui défient l’Amérique et l’entendement. Une piste de ski de 400 mètres réfrigérée à -4 degrés lorsqu’il en fait plus de 35 à l’extérieur. 6000 tonnes de neige artificielle acheminées. Dubaï est le pays le plus pollueur du monde par tête d’habitants mais le long de la Sheikh Zayed road, l’avenue principale qui traverse la ville, un panneau incite la population à calculer son empreinte carbone. Une fois dépassés les portiques de la station de sports d’hiver, revêtu de la combinaison rouge et bleue officielle, je préfère en rire. Les touristes en short et en tongues qui déambulent dans les allées du centre commercial, les yeux collés à la vitre assistent incrédules au spectacle de ceux qui dévalent inlassablement la même pente, emprunte le même télésiège. Ils sont une poignée à peine, harnachés comme à Val d’Isère, inconscients de leur crime, de leur seule présence qui justifie la mise en place de l’indécente machinerie. Des employés indiens bonnets descendus jusqu’aux oreilles restent plantés, transis et stoïques, au bas de la piste. Trouveront-ils les mots justes pour expliquer à leur famille restée au pays que le Dubaï revisité par Orwell peut prendre l’apparence du Groenland « Je travaille à Dubaï par moins 4 degrés ! Mon patron me fournit un anorak et des après skis de fonction » Dubaï qui ne possède pas sur son sol de champs pétrolifères, se contente de cultiver des idées extravagantes de préférence. Abu Dhabi l’émirat voisin comble les déficits de trésorerie à coups de pétrodollars. Ainsi vont les Emirats Arabes Unis depuis 1971, depuis que les colons anglais se sont retirés. Sept bouts de déserts unifiés, tenus par la même poigne de fer féodale, celles des familles de bédouins propriétaires des terres arides et qui selon leur humeur imposent comme décorum la modernité ou le moyen âge.
Lors de l’inauguration de l’Hôtel Atlantis qui s’exhibe tout au bout de la palme artificielle, un feu d’artifice inouï a coûté parait–il 16 millions de dollars soit trois fois plus que celui des JO de Pékin. Au dessus de l’immense réception, les trois portraits des scheiks, sévères et cruels. Oeil vif, nez d’aigle, collier de barbe ébène. Les seigneurs font le beau temps puisqu’ici la pluie n’a pas droit de cité. La bataille de l’eau exige d’investir dans de couteuses usines de désalinisations. Andreia notre guide dans l’hôtel Atlantis est portugaise. De son Algarve natale, elle a gommé toutes les aspérités, toutes les insolences. Elle se tient au garde à vous son planning de tournage à la main. Tout ce qui n’est pas inscrit noir sur blanc est interdit. Elle tremble comme une feuille d’automne lorsque je l’implore de m’accorder le privilège de tourner un plateau devant l’aquarium géant qui s’invite jusque dans la salle de bains d’une suite étalée sur 3 niveaux et desservie par un ascenseur intérieur. Se prélasser dans sa baignoire sous les yeux globuleux des mérous et des murènes. Le kiffe total des nantis. Andreia regrette déjà d’avoir cédé à ma supplique. Elle se confesse à l’abri d’un pilier au téléphone, nous prie timidement sitôt avoir raccroché d’effacer de la carte mémoire de nos appareils photos numériques privés, toute trace de notre visite. La tête lui tourne. On lui promet de s’exécuter…à l’occasion.
Pour la peine elle nous offre la visite féérique de l’océan artificiel où se côtoient 65000 poissons, à condition toutefois de porter la caméra en bandoulière. Chaque hôtel impose ses propres règles en matière de relation publique. The Adress est le plus cool. Visite guidée d’une chambre et carte blanche pour les parties communes. The Waffles en revanche qui fleurit en notre honneur ses suites présidentielles de 720 m2 à 8000 euros la nuit, interdit tout shooting dans le lobby et les couloirs. L’hôtel bâti comme le Louxor de Vegas en forme de pyramide se targue d’être le plus lourd du monde avec 95% de marbre parmi les matériaux utilisés. Sarah de son accent de sud des Etats Unis nous confie que son établissement accueille des VVIP qui supportent mal la promiscuité d’un objectif. Se pressent en cortège pour conforter son raisonnement des hommes en costume sombres, des cheikhs en tuniques immaculées flanquées d’ombres soumises. Comment une telle indécence est possible dans un monde où deux êtres sur trois ne mangent pas à leur faim ? Je ne sens plus très fier tout à coup, instrumentalisé par des forces invisibles qui décrètent ce qui est bon pour leur business et ce qui ne l’est pas. Comment échapper à leur emprise quand à l’extérieur il n’y a rien d’autre à se mettre sous la dent ?
Même les plus déterminés finissent par converger vers ces centres de vie et de débauche. L’alcool et les putes se négocient dans la plus totale des hypocrisies. Dans les discothèques de grands hôtels tous les acteurs de ce théâtre d’ombres s’enivrent en toute impunité et s’offrent contre 400 euros un deuxième oreiller, importé d’Ukraine, d’Ouzbékistan ou d’Ethiopie. Une censure officielle interdit l’accès sur la toile aux sites porno et polémiques mais n’importe quel expatrié en col blanc peut faire monter dans sa chambre n’importe quelle poule de luxe, qu’il soit musulman ou non.
Au 5ème jour de tournage je suis victime d’une overdose hôtelière. J’en appelle ouvertement à la rébellion. Je profite d’un accroc dans le programme pour reprendre ma liberté. Des propriétaires de pur-sang nous refusent ce que nous avions obtenu pourtant. L’autorisation de tourner le centre d’entraînement ultramoderne de Meidan. L’atmosphère est moins irrespirable, la saison des courses approche. Qu’à cela ne tienne, nous nous replierons sur les chameaux. Il faut d’abord convaincre notre chauffeur, un Pakistanais à la peau grêlée qui soupçonne dans mes atermoiements un diable susceptible de le priver de son emploi. Un émirati croisé dans le hall d’un palace évoque le grand marché aux chameaux d’El Ain. Impossible de s’y rendre sans risques. Notre autorisation générale de tournage se limite à Dubaï et ne s’étend en aucun cas à l’émirat voisin.
En désespoir de cause nous quittons la ville au hasard. Le chauffeur rechigne à nous renseigner sur la piste à emprunter. Je hausse le ton. Il obtempère mais maudit le blanc qui privé de visa, n’aura qu’à franchir une frontière pour aller se refaire une virginité. Les autres miséreux comme lui devront patienter 90 jours avant de postuler à nouveau à l’éden. Il se plaint de mon entêtement , mais n’ose pas m’affronter. Il faut bien que dans chaque aventure, il y ait un méchant. Mon obstination à traquer le camélidé porte ses fruits. Comme souvent le rideau de brume se déchire au moment où je m’y attends le moins. Nous croisons des caravanes de bédouins, juchés sur leur chameau, qui trottinent nonchalamment vers un sanctuaire réservé à la compétition, comme en pèlerinage. Des tâches de couleurs s’agitent tout à coup au beau milieu du désert. Des lads aux chèches rouges et blancs, des figurants casqués à la peau cuivrée et poussiéreuse La course est retransmise en direct à la télévision. Après avoir été préparé au combat, les chameaux, livrés à eux-mêmes, en décousent sur 5 kilomètres et terminent la langue pendante à la limite de l’épuisement pour le seul plaisir d’une poignée de robes blanches alanguie à l’ombre des tribunes.
J’évite de fanfaronner sur le chemin du retour. Je ne suis pas très fier de ma crise d’autorité mais je ne vois pas d’autres solutions pour m’affranchir ne serait ce que d’un pouce du rail invisible que big brother nous impose.
Deux à trois mille curieux déboursent chaque jour l’équivalent de 20 euros pour grimper sur le toit d’une prouesse technologique. Dubaï a la fièvre des records inutiles. Burj Khalifa se dresse à plus de 820 mètres mais l’ascenseur express dépose en 1 minute chrono les aficionados du progrès sur une plateforme distante du sol de 450 mètres. Le contrat est rempli. La tour Eiffel est boutée hors du Guinness book. De là haut plus grand-chose à voir malgré la météo clémente. Dubaï est relégué à de plus justes proportions. Les immeubles démesurés sont renvoyés à la relativité des choses. Le soleil complice m’adresse dans un clin d’œil un message subliminal. A quoi bon chercher à contester la suprématie du désert ? D’une certaine façon Burdj Dubaï a déjà perdu sa bataille depuis qu’elle a été débaptisée en juin dernier. Elle est devenue Khalifa, en signe d’allégeance envers l’émir d’Abu Dhabi qui a accepté de renflouer les caisses dualités en pleine tourmente financière.
Dans le Dubaï Mall, le plus grand centre commercial de la planète, toutes les marques de prestiges ont pignon sur rue. Les plus se disputent la vedette. La plus grande fontaine intérieure, le plus grand aquarium, le plus grand magasin de bonbons. Toute l’indifférence du monde se côtoie dans une harmonie de façade. Les extrêmes se frôlent dans les allées de ce souk des temps modernes. Russes en mini jupes perchées sur des talons démesurés, femmes en noir dont on entrevoit que les yeux agiles et les paupières fardées. Un jeune manager français nous explique l’engouement de la population lettrée pour un concept inconnu en Europe. Kid’s mania propose une soixantaine d’ateliers dans lesquels les gamins apprennent de façon ludique à appréhender les rouages de la société dans laquelle il leur faudra bientôt s’intégrer. Chez Kid’s Mania on change de métier toutes les 20 minutes on fait fructifier son capital chez HSBC, on vole avec Emirates, on boit du Coca et on engloutit des Burger King. C’est du gagnant-gagnant. Les parents confient pour la journée leur progéniture en toute confiance aux précepteurs du grand capital. Au son des sirènes des sponsors gourmands éduquent les consommateurs de demain. De quoi justement leur avenir sera fait ? Durai la fière a refusé jusqu’au bout de voir la réalité en face. Comme cet homme qui se jetterait du haut du Burj Khalifa et dans sa chute vertigineuse, à chaque palier s’enfoncerait un peu plus dans le déni, se persuadant avant de s’écraser au sol jusqu’ici tout allait bien encore. Dès l’impact d’une brutalité extrême, des centaines d’expats ont été rejetés à la mer. Le prix de l’immobilier s’est effondré en même temps que les salaires. Les plus imprudents, ceux qui investissaient sans même réfléchir, y ont laissé leur chemise, juste le temps de permettre au monstre froid de se régénérer.
Dubaï aujourd’hui scintille à nouveau. Les survivants reprennent espoir. « La petite maison » un restaurant chic récemment inauguré dans le quartier des affaires est devenu le point de ralliement des optimistes invétérés. Brokers, marketing manager rescapés du naufrage viennent y fêter les fins de semaine. Je m’attends à croiser Jérôme Kerviel en bras de chemise, une coupe de champ à la main. Allah à Dubaï a érigé une passerelle raisonnable entre la foi et le pognon. Il a coupé la poire en deux. Si le vendredi reste férié, le jeudi est busy pour conserver une connexion avec les places boursières. Le week end s’étire jusqu’au samedi. La petite maison ne dessine- t –elle en filigrane l’enceinte de la petite prison dans laquelle la fine fleur de la finance navigue à vue ? La question mérite d’être posée. La salle de restaurant en cette veille de week end est bondée. On y fête la signature de contrats juteux, les succès des plans com. La moyenne d’âge des convives ne dépasse guère la trentaine. Les filles habillées court exhibent leur bronzage, les garçons portent une chemise débraillée sur un jean de marque. Tout est résolument étudié pour respirer ce qui reste de la France si lointaine. La bouffe, le vin, le personnel. » L’addition est un peu salée mais discuter avec des gens normaux, n’a pas de prix ! » Me confie celui qui règlera discrètement la note. « Lorsque je débarque, je glisse ma carte bleue à un copain serveur. Je lui fais confiance. Si à la fin de la soirée je ne suis plus lucide, lui saura à quel montant exact s’élève mes frasques. »
Il est bientôt minuit. La blonde serveuse, nous prévient que la vente d’alcool va conformément à la loi être suspendue. Que chacun prévoit dès maintenant ses consommations à venir. S’enivrer le vendredi fait partie des petits arrangements entre faux amis.
Dans la salle de gym de l’hôtel au 8ème étage, avant de transpirer, il faut prendre connaissance du règlement intérieur. Y sont édictées toutes les règles en vigueur et les usagers sont tenus de strictement les respecter. Le dernier article stipule qu’à tout moment la direction se réserve le droit de modifier sans préavis tout ce qu’elle édicté jusqu’à lors.
Ma semaine dubaiote s’achève. Dans le fitness center désert, s’active un couple de camerounais. Elle enceinte de 8 mois s’envole dimanche pour Buea, sa ville natale. Lui désormais restera seul. Il n’a guère le choix. La vie ici n’est pas si facile. Les mirages s’estompent. L’homme noir ou blanc est devenu l’esclave d’un système devenu fou, un mixte des croyances datant du moyen âge et de l’ultra sophistication des technologies du 21éme siècle. Tout s’est agrégé à la vitesse de la lumière. En Europe au moyen âge on écartelait, on brûlait les hérétiques. Pourquoi s’étonner alors si dans une région convertie à l’ère du numérique, on pende encore ou on lapide les mécréants, ceux qui empruntent une route différente ? A quoi sert le progrès lorsqu’il opprime épuise et rogne l’univers des possibles ? Les tours immenses de verre et d’acier ne parviennent plus à cacher l’essentiel fissuré. Le couple venu d’Afrique ne s’en formalise guère. Depuis toujours l’esclave s’est résigné à courber l’échine. Mais les traders aux dents si acérées qui symbolisent la jeunesse occidentale triomphante, ont-ils seulement pris conscience de leur soumission dorée ? La jouissance qu’il y a d’être exempté d’impôts et de taxes mérite t-elle de vendre son âme à ces diables aux robes blanches, aux seigneurs du désert ?