Venise : Le bal des faux semblants ?

La Sérénissime un jour de tempête. D’impressionnantes bourrasques de vent. La pluie qui s’acharne sur le passant  sans discontinuer jusqu’à lui glacer les os.

Seuls les inconscients  se risquent sur le Ponte degli Scalzi qui enjambe le grand canal . Les parapluies brandis comme des boucliers, s’affalent dans la torsion de leurs  baleines. Les ruelles lessivées sont autant de cimetières pour ces pathétiques oripeaux.

Malheur aux impudents qui ont  osé braver la colère des cieux. Les poubelles débordent de leurs pépins désarticulés.

La journée a été bonne en revanche pour les hommes sans visages. Nul besoin de masques pour  les sans-papiers au regard apeuré, postés à chaque coin de rue qui harcèlent les va-t’en-guerre. Ces cohortes de touristes fraîchement débarqués de la gare centrale de  Santa Lucia, décidés coûte que coûte à rejoindre la Piazza san Marco pour un baptême païen  noyé dans des pluies diluviennes.

Ceux-là  ont échangé leur vieux pébroque  contre une rutilante mais  éphémère ombrelle «  Made in China «. Dix euros le prix du marchandage et de  l’audace  pour espérer dompter la nature en furie.

Combien touchent en retour les vendeurs sans visages, ces esclaves résignés ? Ils sont venus de si loin, des déserts arides, assoiffés et affamés.  La pluie qui ruisselle  est un bienfait pour les miraculés des chaloupes.

Les grappes de touristes en liesse  qui s’agglutinent  et s’arc-boutent aux manches bruns vernis des parapluies flambant neuf, sont leur bouée d’un jour. Aveuglés par une seule obsession ? Se frayer un passage en se  protégeant le visage  dans  l’interminable procession multicolore qui progresse vers San Marco pour l’ouverture très attendue de l’édition 2013 du carnaval.

Le vénitien résident, se faufile tant bien que mal. Il peste,  presse le pas,  hausse les épaules, s’agace de ces invasions de barbares.

Le cours de l’histoire s’infléchit cruellement. Le règne de Venise l’opulente s’achève. De l’humidité ambiante suinte la décadence.

Passent encore pour  les gueux qui entortillent  le touriste pour mieux le plumer. Mais l’invasion chinoise, elle,  est d’une toute autre ampleur. Bien pire que les terribles Goths qui ont contraint en l’an 400 les Vénètes à se replier sur les îles de la lagune pour fonder la ville.

La colonie chinoise est en passe de remporter la bataille cruciale des colifichets et autres fanfreluches. Les envahisseurs ont désormais pignon sur rue.  Ils prospèrent partout dans la ville. Restaurants, boutiques de souvenirs, kiosques à journaux. Ils bradent, cassent les prix, assomment la concurrence et suscitent en retour ressentiment et amertume. « Ici les photos sont interdites. Nous ne sommes pas des chinois. » Peut-on lire  sur les vitrines des résistants.

Puérile offensive. Venise, s’épuise dans ce combat perdu d’avance. Venise se vide de ses habitants. 65000 aujourd’hui ; trois fois moins que dans les années 50 !

La Sérénissime n’est -elle plus qu’un songe lointain que réactive douloureusement le figé des masques, symbole de carnaval ?

Le lendemain le soleil magicien est de retour. Il inonde la ville comme eu temps de sa splendeur, irise les canaux. Les gondoliers en brassière ciel et marine battent le pavé, éclipsent les hommes sans visages.

La représentation de la veille n’était donc qu’une mauvaise farce, la preuve qu’en période de carnaval, il convient de se garder des faux-semblants.

Les vendeurs à la sauvette, relégués à l’ordinaire,  proposent des lunettes de soleil, des sacs brillants pour les dames, des articles de farce et attrapes. Leur journée sera moins bonne, évidemment. L’heure n’est plus à l’urgence mais au ravissement.  Place à la féérie des costumes.

Mais qui se cachent en réalité derrière ces parures du temps jadis ? Que ressentent dans leur chair, ces couples muets et guindés qui déambulent avec noblesse à travers les venelles dans leur costume d’apparat ? Ils paradent fièrement,  se prêtent de bonne grâce aux exigences  des nuées de photographes amateurs.

Mais  leur mutisme, leur lenteur affichée sont-ils le symbole d’une splendeur  envolée ou présagent-ils au contraire  d’une forme de résistance subtile et moderne ? Ces nostalgiques n’offrent que leur apparence mais se gardent bien de dévoiler l’essentiel. Homme ou femme ?  Beau ou laid ? Jeune ou vieux ? Vénitien ou étranger de passage ?  Autant d’interrogations qui ricochent sur le pavé et se perdent dans le dédale des ruelles.

La ville est à leur image.  Cernée par la montée inéluctable des eaux, étouffée par les hordes d’envahisseurs, mais riant sous cape, ravie de  son ultime pirouette.

Malgré les apparences, Venise n’est pas encore prête à rendre les armes. Dans les yeux  graves ou rieurs des figurants du bal masqué, on peut deviner ce leitmotiv. « Vous pouvez toujours me voler mon apparence, vous ignorerez toujours tout de mon âme ! »

A la fin de son séjour, le touriste exténué par des heures de marche dans un labyrinthe enchanteur rentre chez lui transporté par l’illusion de la victoire.  La carte numérique de son appareil photo est saturée de couleurs, de plaisir et de conquêtes, mais en réalité il n’a pas avancé d’un pouce.

Masquée et ténébreuse Venise  la sérénissime,  conserve  pour l’éternité son mystère.