Pendant le tournoi, l’enceinte de Roland Garros prend des allures de ville policée à l’extrême. La quinzaine de l’ocre reste chaque année l’occasion rêvée pour les étourdis et les réfractaires à l’ordre de réviser le code des usages en cours dans le tennis moderne.
Entrer dans Roland c’est s’exposer à un contrôle permanent de nos connaissances en la matière. « Des droits et des devoirs des acteurs et visiteurs ». Le simple fait de pénétrer dans l’endroit clos libère dans un premier temps tous les fantasmes. Les contrôles qui se sont encore renforcés avec à l’entrée une lecture électronique des billets, des portillons comme dans le métro, franchis sous le regard sévère de vigiles hiérarchisés par la couleur de leur veste, donnent encore plus de valeur au sésame. Il y a le contrôleur de base, celui qui le contrôle et enfin celui tout de noir vêtu, talkie greffé à l’oreille qui contrôle celui qui contrôle. A l’extérieur les vendeurs à la sauvette traînent comme des âmes en peine. Les tickets nominatifs limitent singulièrement leur business.
Entrer dans Roland c’est afficher ses différences le plus souvent avec ostentation. La plus grande ruse des organisateurs du tournoi pour résister à l’usure du temps et demeurer "The place to be " « consiste à reprendre ce que l’on vient d’offrir en restreignant les accès de manière drastique.
Une entrée dans l’enceinte quelque soit le prix acquitté entretient l’inégalité et la frustration puisqu’elle se définit essentiellement parce qu’elle interdit. On a le droit au choix, au central, au Suzanne, aux annexes, au village ou seulement aux allées pour déambuler une glace à la main tandis quand des invités privilégiés dûment badgés côtoient sous la bannière d’un généreux sponsor les people, s’empiffrent de petits fours ou rugissent de bonheur en loge au moindre passing invisible.
Cette usine à fantasmes impacte aussi la mémoire de joueurs professionnels que l’on aurait imaginé plus blasés. André Agassi dans les colonnes de Libé évoque les odeurs de pipe et de cigares qu’il humait sur le central pendant les échanges.
A Roland, même les maîtres de la petite balle doivent se soumettre au protocole rigide et immuable . L’entrée à la queue leu leu, le sac sur l’épaule, les contestations chuchotées entre gens bien élevés, la serviette siglée et la banane au changement de côté, la boisson énergétique que l’on ingère par petites gorgées. Les petits ramasseurs, accroupis ou debout, toujours au garde à vous.
Les applaudissements nourris et soudain le silence exigé par le maître de cérémonie sévère juché sur sa drôle de chaise. « Reprise ! »
Quelquefois par bonheur un grain de sable grippe la machine. Le plus souvent les mercredis quand les rires d’enfants turbulents égayent les travées.
Hier le chant du cygne de Sabine Lisicki en fin d’après midi sur le court numéro 1 m’a réconcilié avec un tennis par trop formaté.
La jeune allemande après avoir gâché une balle de match, vit l'exploit le plus retentissant de sa jeune carrière se dérober. En face d’elle, Véra Zvonareva, numéro 3 mondial, sous son masque impassible n’en menait pourtant pas large. La joueuse russe sérieusement malmenée était encore à portée de raquette de l’allemande.
Sabine, l’inconnue issue des qualifications, fut soudainement trahie par ses muscles tétanisés. L’arbitre, conformément au règlement, permit au changement de côté, au kiné, au médecin d’intervenir.
Sabine, boitant bas, après trois minutes de soins, put reprendre la partie . Transcendé par l’enjeu, son cerveau refusa d’obéir aux injonctions d’un corps qui demandait grâce. Vera avait beau la balader de droite et de gauche, Sabine renvoyait inlassablement la balle, laissant échapper seulement après chaque frappe, un petit cri de douleur.
Lorsqu’à la fin, Véra imperturbable finit par achever sa proie blessée, comme un torero maladroit met laborieusement à mort un valeureux taureau, le monde de Sabine s’écroula d’un seul coup. Affalée à la même la terre battue, les muscles paralysés, son corps fut secoué de sanglots si profonds qu’ils glacèrent le sang des derniers curieux.
Le sport dans tout ce qu’il avait de pur et de puissant avait brutalement repris la main, dédaignant l’apparat et les usages. Sabine bouleversée et abasourdie, refusait obstinément de quitter l’arène. A cet instant précis elle niait son corps, dont la faiblesse coupable lui interdisait ses rêves .
On dut l’évacuer sur une civière bien après que Véra, vainqueur par défaut, eut déserté les lieux dans un anonymat qu'elle ne soupçonnait pas.