Sur les traces de la Negra

Catcho le frère cadet de la Negra est resté le même. Modeste coiffeur dans un quartier misérable de la banlieue de Tucuman. » A quoi bon partir ? Ici je connais tout le monde, je n’ai pas de vis-à-vis si ce n’est ce chemin de poussière, cette ligne ferroviaire désaffectée. » Catcho Sosa  vit une deuxième vie après la mort de son aînée, Mercedes, le symbole de tout le continent latino. Celle qui aurait du  se prénommer Martha si son père sur le chemin de l’état civil n’avait pas oublié les recommandations de sa femme. Celle qui aujourd’hui encore et partout dans le monde fait battre le cœur de la résistance à l’oppression, de la solidarité à l’égard des plus démunis.

La negra adulée et célébrée par les plus puissants ne s’était jamais compromis avec eux. Elle était restée, elle-même, fidèle à ses origines, tout près du petit peuple. Dans l’une des penas du centre ville, son neveu Adrian d’une voix puissante interpréte pour nous, à la nuit tombée,  la petite samba du peuple, un trait d’union déchirant entre sa tante et Atawalapa Yupanqui, l’autre seigneur des lieux, garant des valeurs et des richesses du patrimoine latino. Auparavant nous avions en compagnie de Catcho remonté le temps, dans les rues de San Miguel sur les traces d’une jeunesse évaporée.  La maison natale de la famille Sosa où un cousin vivait encore. Rien  n’avait vraiment changé depuis les années 50. Les murs peints à la chaux, l’ameublement minimaliste. Un écran télé allumé en  permanence dans une chambre plongée dans l’obscurité. Des peintures naives, des bibelots kitch dans la salle à manger pour cacher la misère qui s’incrustait partout. Un ventilateur impuissant à éponger le torse luisant des garçons. Une adoslescente au regard espiègle jouait à cache cache avec nous. La cour  empiérrée était couverte de gravats,  d’encombrants, restes de mobilier, outils rouillés, devenus inutiles dont on répugnait cependant  à se débarrasser. Un chien galeux somnolait à l’ombre sous la véranda qui avec son grand bac à ciel ouvert fait aussi office de buanderie et de salle de bains.

 A quelques pas de là, les locaux de Radio 12 où Mercedes âgée de 15 ans, remporta son premier radio crochet, n’avait pas suvécu à la concurrence. Subsistait sur la porte de l’immeuble à la façade rouge, des inscriptions gravées au couteau dans le bois. Une main malhabile avait dessiné dans le chambranle un Mercedes minuscule qui témoignait de la simplicité avec laquelle la Negra avait su conquérir les âmes de Tucuman. Catcho racontait comment ce jour là dès que la voix de sa sœur avait investi l’endroit, tout s’était soudain arrêté. Le concours, le monde, la destinée des Sosa. Les responsables de la station avait sur le champ décidé de lui faire signer un contrat de deux mois, pour lui offrir des cours de chant, ne pas gâcher son talent. D’emblée ils avaient flairé la bonne affaire.

Tout près, dans la cour de l’école de jeunes filles de San Martin, personne n’a oublié la Negra. Il fait si lourd  aujourd’hui  que les salles de classe restent grandes ouvertes. En tendant le cou, on peut apercevoir les écolières en uniforme, chemisier léger et jupes courtes,  serrées les unes contre les autres, appliquées le nez sur leur cahier tandis que la maîtresse debout campe  à lentrée de la salle pour profiter au maximum du filet d’air qui vient du dehors.

En Argentine, tout semble facile.La caméra est une évidence un honneur pour les hôtes qui ouvrent grand leurs portes et leurs secrets. La directrice de l’établissement confesionnel, exagérément fardée et court vétue aurait pu tout aussi bien tenir une maison de passe. Mais il y avait en plus quelque chose de chaleureux dans ses yeux qui poussaient les parents à lui accorder leur confiance. Elle avait un  trésor à partager avec nous en plus de la bouteille de fanta orange, décapsulée en guise de bienvenue.

Le piano d’études de la Negra respirait encore dans la salle de musique. Malgré ses touches jaunies et déchaussées comme une dentition centenaire, l’instrument officiait encore à l’occasion. La femme qui avait initié Mercedes à la musique était toujours en vie, elle aussi. Elle avait dépassé les 90 ans, se déplaçait avec difficultés, mais avait conservé toute sa tête. La Negra n’avait pas changé sa vie. Elle était fière seulement de d’avoir croisé son chemin mais c’était après tout une élève comme les autres. L’enseignement de  musique à l’école San Martin s’était quelque peu renouvelé.Une jeune femme, belle et fine incarnait la génération d’avenir. Elle tenta devant l’objectif, pour nous être agréable, de ressuciter l’ancêtre. «  Il aurait besoin d’être sérieusement accordé ! » Nous confia l'enseignante de musique avec une moue désabusée. Les temps avaient bien changé. La jeune femme préférait orchestrer en plein air les répétitions  du spectacle de fin d’année.Les écolières en blouse blanches, chapeau haut de forme et canne fantaisie, répétaient une chorégraphie de New York New York et à gorge déployées s’appliquaient à couvrir la voix de Franck Sinatra. Sur un mur de la cour des portraits et des articles de presse consacrés à la Negra.

Dans le regard embué de son frère Catcho, adossé à l’un des piliers de beton qui étayait le préau, des larmes perlaient aux paupières Une Negra peut être traînait par là ! Avant de nous quitter Catcho, tint à nous embrasser, à nous montrer une dernière photo, les deux frangins entourant leur Martha  à l’occasion de son  dernier anniversaire, le 9 juillet 2009, le jour de la fête de l’indépendance. L’ultima photo. La boîte en bois clair dans laquelle il avait recueilli les cendres de la Negra avant d’aller les disperser sur les hauteurs de Tucuman, sur le parcours d’une promenade enfantine. Gracia la vida. Merci à la vie. Adrian, le neveu,  prendrait peut être un jour le relais. Mais quelle importance au fond ? Pas de regrets chez Catcho, encore moins d’amertume. Juste la paix de l’âme. La sensation d’avoir traversé une vie pleine et vraie.