La loi du désert est implacable...

Sur la route qui mène à Tampalaya, les villages se font rares. Lors du ravitaillement en eau dans une épicerie d’un autre âge, le patron nous indique que ce samedi est jour de fête à El Chiflon, le dernier lieu habité avant l’entrée du parc. Il a une bonne  gueule de cinéma, une sorte d’Ernest Borgnine souriant.

El Chiflon lui peut sans doute se traduire par  Nowhere et Paco, la seule âme qui vive sur le bord de la route brûlée par le soleil  par Nobody. Il se tient droit, son chapeau à bords larges enfoncé sur le crâne. Il est né ici, a poussé l’aventure jusqu’à La Rioja, jamais au-delà .Il vit de l’élevage de cabris et tente à l’occasion de créer quelques animations pendant la saison touristique. Aujourd’hui, c’est la fête….invisible ? Paco montre un point dans le lointain. Mais il faudra acquitter pour voir 20 pesos par personne. Affaire conclue. Chemin faisant, pris de remords, il tente de se justifier. » Les temps sont durs. Avec la récession économique, les gens rognent sur les distractions. La recette s’en ressent. »

Quelques villageois attablés sous une grande véranda ombragée, éclusent en silence quelques bières. L’ambiance est loin d’être chaleureuse. Tout le monde se connait. Trop peut être.  La géographie du quotidien est tenace. Les hameaux se reconstituent table par table. S’il subsiste entre un peu de rancœur, elle se dissimule sous une fausse indifférence. Les femmes sont vieillies avant l’heure, déformées par la malbouffe et les grossesses, édentées. Un vieux camion bleu délavé fait office de sono. Quelques sauvageons réfractaires s’abritent sous la calandre, assis sur une roue arrière aux aguets. On s’affaire en cuisine. Cabri et poulet grillé, patates et salades de tomates au menu, avec des empanadas en guise d’amuse bouche. Rien que du très classique.

Des filles très jeunes occupent le devant de la scène promenant leur nouveau né à la hanche. A peine sortie de la puberté, les voilà déjà mère de famille. Leur destin est déjà tracé. L’âpreté de l’existence leur a volé leur jeunesse, leur seul trésor »Peu d’entre elle sont scolarisées. Le premier homme  entre leurs jambes, rate rarement la cible. » Constate Paco en haussant les épaules. Les maris, des gamins sans allure, se regroupent entre eux loin des femmes.

Les chevaux cherchent l’ombre le long des camionnettes, sous les branches  d’arbres faméliques. Les jockeys se regroupent, cravache rudimentaire à la  main, dépenaillés. L’heure de vérité approche. Un speaker à la voix tonitruante présente les duels de l’après midi. Deux chevaux face à face pour un sprint échevelé de 200 mètres à peine. Les paris sont engagés. 10, 20, 50 pesos au maximum.  Les bêtes sont affublées de drôles de sobriquets.L’orphelin contre poulet grillé. Flageolet contre œufs frites.

Les garçons rechignent à mettre la main à la poche. Ils boivent la bière à même le goulot comme pour se donner du cœur à l’ouvrage, se poussent du coude. Les filles observent la scène à l’écart. A la fin le plus téméraire sort un billet fripé  de sa poche et les enchères peuvent commencer. Le speaker, sûr de son fait, les monte les uns contre les autres. Les chevaux alanguis par la chaleur accablante sont réveillés à grand coup de cravache. Avant de les placer dans les boxes de départ, les jockeys pendant de longs allers et retours  les excitent  à l’extrême. Ils se cabrent dans un nuage de poussière. Hommes et bêtes entraînés dans le même tourbillon vaniteux. L’assemblée déserte soudain l’ombre de la véranda pour se masser le long du parcours rectiligne. Comme à chaque sprint, tout se joue au départ. Le plus roublard des deux prend d’entrée quelques longueurs qu’il conserve jusqu’au bout. Il est le héros de l’instant, le gaucho que l’on fêtera le soir venu dans l’unique pena du village. Les garçons attroupés autour du camion font leur compte. Les filles aussi mais en silence. Ce soir, les sens chavirés par les bluettes romantiques et par l’alcool, d’autres plus jeunes qu’elles se feront engrosser dans l’obscurité.  Et l’année prochaine pour  la grande fiesta d’El Chiflon, d’autres apprentis gogos, buveurs de bière et mangeurs de cabri, grossiront le cortège.

Rolling Travel a obtenu la concession du parc de Tampalaya, une réserve naturelle de plus de 200000 hectares inscrite récemment par l’Unesco au patrimoine de l’humanité. Sous couvert d’écologie, les techniques de management moderne sont appliquées. Rentabilité maximale. Pas de véhicule individuel autorisé, chauffeur et guide obligatoire. Le parc se situe au pied du Cerro Famatina qui culmine à 6200 mètres. Le parcours est fléché immuable. L’endroit est désertique, majestueux. Des falaises vertigineuses érodées par un architecte génial et patient, jadis bouillonnant, aujourd’hui apathique et résigné comme si la fin était proche. Des millions d’années de déversement torrentiel à façonner la roche,  jusqu’à la scinder en failles symétriques et aujourd’hui plus rien. Plus une goutte d’eau, plus un ruissellement. Le désert nu implacable, souverain qui écrase l’homme minuscule, misérable. «  La dernière pluie remonte à mars dernier » Remarque Fabian Paez notre guide. "Sans eau tout le monde finira par crever, l’homme, les animaux et peut être même les cactus les plus tenaces. »