Il a suffi d’un bout de ciel bleu pour balayer toute mon appréhension. Buenos Aires rayonne comme jamais. La ville, en flux incessants, s’est remise en ordre de marche. Le trafic est dense mais fluide. La Boca s’est refait une beauté. Les professionnels de l’entertainement se disputent les maigres grappes de touristes. 20 pesos les trois poses en compagnie d’une danseuse de tango aguichante ou d’un sosie de Diego. Seule l’eau du port reste résolument noire. Ce cul de sac fétide porte le deuil des émigrants, débarqués d’Europe avec des poches grises sous leur regard enfiévré et leur baluchon à l’épaule. Forçats résignés et reclus quelques mois plus tard, piégés par leurs rêves de reconquête. Que reste-t-il aujourd’hui de cette tragique méprise ? Des notes de musique qui s’échappent de tous les bars restaurants. Des pensées tristes qui se dansent. Ce mal du pays qui les minait lorsque les génois tournaient accrochés au bras d’une pute ou d’un compatriote, comme ultime bouée, dans de pathétiques arabesques. Quelques masures délabrées, construites de bric et de broc, témoignent encore de ce que fut cette époque, de temps suspendu. La misère remisée dans une pitoyable boîte à musique est devenue, un argument de vente, un label « made in Argentina ». Le soleil au zénith nous chasse.
Retour dans le centre ville, en plein cœur du quartier juif, dans le sein de la seconde diaspora d’Amérique après NYC. A tous les coins de rue, l’empreinte de Carlos Gardel, son visage rond, sa présence entêtante. Une parabole mystérieuse et tragique idéale pour incarner la nostalgie et la misère. Où était-il né en vérité ? La France et l’Uruguay se disputent cet honneur. « Je suis né en Argentine à l’âge de 2 ans et demi. » Affirmait-il, habile politique, pour ne fâcher personne. Dans cette demeure bourgeoise qu’il partageait avec sa mère, le mythe a la dent dure. Une équipe de la télévision nationale ressuscite pour une fois encore le dandy des années 30. Gardel comme Buddy Holly consumé dans les airs comme des partitions trop fragiles.
L’argentine traque ses héros. Perón, le Che se conjuguent à la peinture noire et rouge sur les murs de la ville. Messi et Del Potro tentent de se frayer un chemin à la Une des journaux populaires au milieu des faits divers. La presse, le thermomètre du peuple dénonce de fortes fièvres, d’acculture et d’égocentrisme. La marche du monde se résume à une pauvre femme assassinée pour 20 pesos, une gamine de 12 ans disparue et une ancienne miss Argentine retrouvée morte à son domicile. Christina en visite officielle au Portugal a le droit à une simple mention. » C’est une marionnette qui s’agite, habilement manipulée par son mari ! » Mon interlocuteur tient une milonga à deux blocks de l’hôtel. Ce soir, il héberge « une pratiqua « Des travaux pratiques ludiques destinés à tester les passes techniques répétés à chaque cours. Le tango avant d’être une fête est une épreuve d’endurance codifiée à l’extrême. Des couples assez jeunes glissent sur la piste. Les femmes languissantes semblent plus promptes à adopter la posture convenable. Lucie, employée à la section culturelle de l’ambassade de France est une inconditionnelle. Voilà 7ans qu’elle habite Buenos Aires, d’abord pour l’amour d’un argentin, pour son propre plaisir ensuite. Le tango, affirme telle, est une parenthèse subtile à l’intérieure de laquelle la femme s’abandonne sans retenue à son partenaire, sans peur des conséquences. Entre deux morceaux, tout le monde s’étreint, se congratule mais personne ne franchi jamais la ligne de la bienséance, ne s’expose ouvertement. C’est cette capture élégante de la sensualité que l’Unesco sans doute a voulu sans doute préserver en inscrivant le tango au patrimoine de l’humanité.
On est loin des textes originels, ouvertement sexuels qui témoignaient du désir animal d’hommes privés de compagnes. Un peu plus tôt dans la soirée, Alfredo Garcia, nous ouvre grand les portes de son cours dans l’un des restaurants de la rue Bolivar à San Telmo. Dans la salle encore déserte, des couples débutants se lancent dans la grande aventure. Plus tard au milieu des convives attablés, les plus téméraires tenteront de tirer leur épingle du jeu. Le tango est un miroir ébréché dans lequel les femmes aiment à se mirer. Une musique enivrante qui leur offre pour quelques instants au bras de leur partenaire, l’illusion de la beauté et de la jeunesse dispersées en chemin.
A la nuit tombée, Buenos Aires devenait le royaume des ombres et des carteneros. A chaque coin de rue, des hommes et des femmes sans visage, éventraient des sacs remplis d’immondices, pour se partager les restes de ceux qui avaient un toit et pouvaient s’offrir le luxe de jeter. Ils plongeaient leurs mains au hasard, triaient en aveugle les déjections de l’humanité, sans honte ni ostentation, simplement parce que cette descente aux enfers résumait leur quotidien. De temps à autre, l’une des ombres relevait la tête et brandissait son trophée, un morceau de viande épargné, un téléphone de bureau. Alors pendant une fraction de seconde, une lueur d’espoir éclairait son visage cabossé. L’ombre redevenait humaine. Les oubliés de la croissance cotoyaient les collecteurs de cartons, des gamins organisés en bande par une mafia invisible, chargés d’entasser dans des immenses poches en plastique les emballages abandonnés. C’était un commerce florissant pour celui qui commandait à distance la manoeuvre, un sursis pour les enfants de la rue à peine de quoi oublier dans les émanations de colle, qu’ils étaient nés au mauvais endroit, au mauvais moment.