José Luis Salvo avait du être jockey avant de devenir professeur de polo. Victime d’une mauvaise chute, d’un méchant coup de sabot, il avait le visage en partie refait, les lèvres outrageusement siliconées, comme une vieille femme trop gourmande. Son ranch est désert mais parfaitement entretenu. Deux petites maisons en dur pour loger les patrons, ranger le matériel et des écuries qui hébergeaient 70 montures. Les élèves avaient renoncé à la leçon .Le terrain était détrempé. De violentes averses s’étaient abattues la veille sur la pampa. José Luis partageait la vie d’une blonde vétérinaire sèche et délicate qui en tenue de polista portait un casque avec devant la mâchoire une protection métallique. José Luis avait du la mettre en garde contre les accidents de parcours.
Face caméra, il donnait la leçon. Comment manœuvrer le cheval, lui intimer de virer au plus juste, de reculer brusquement, sans désarçonner son cavalier ? Le cheval nerveux prêtait ses attelles fines à l’humain qui s’envolait et dribblait, maillet en main pour propulser une grosse boule blanche entre deux poteaux plantés au centre de part et d’autre du terrain. L’homme était le meilleur ami du cheval, son principal tourmenteur aussi. José équipé d’un HF décomposait le grand moulinet qui permettait de frapper la cible, lancé.
Les argentins étaient passés maître dans l’art de pratiquer le polo. La leçon des anglais avait été retenue. Les vastes domaines herbeux se prêtaient parfaitement à l’exercice et constituaient un agréable dérivatif pour les paysans les plus aisés, un moyen de prouver qu’ils déléguaient le tout venant à d’autres, qu’ils avaient réussi. José surfait sur cette vague déferlante. Ses stagiaires payaient 250 dollars la journée, logés nourris, blanchis, à raison de quatre heures d’entraînement quotidien. José tenta en vain d’obtenir une copie des rushes pour alimenter son site internet et devant notre refus poli se rabattit sur mon appareil numérique. « J’ai aussi besoin de photos pour illustrer mes pages internet ! » Tout était bon à prendre, pourvu que ce fût sans bourse délier.
Le quartier de Palermo à Buenos Aires, l’équivalent du Passy parisien, abritait la cathédrale mondiale du polo. Discipline confidentielle en Europe, réservée à une élite qui désespérait de la démocratisation relative du golf, la pratique du polo en Argentine faisait frémir les foules sages, à l’occasion des grands tournois. L’abierto argentino de polo constituait la référence en la matière. On était loin évidemment de la démesure des grandes messes de football. Le cancha principal pouvait tout de même accueillir jusqu’à 30000 personnes. Pour la 116 ème édition, la pluie s’était éclipsée. Les belles de novembre profitaient de l’accalmie. Un vent léger caressait leurs jambes nues. Pour un peu, on se serait cru dans les allées de Roland Garros. Pour 20 pesos, la populace pouvait croiser les membres de la jet set locale, parqués en tribune d’honneur à 500 pesos la place. Ou pire encore, les regarder ripailler, invités à trinquer à la santé insolente de Moet et Chandon ou de Rolex. Les hommes portaient des chemises blanches échancrées sur leur torse velu, des pantalons de flanelle, des mocassins vernis. Les femmes des jupes courtes, des petites bottines et un sac ample en cuir assorti.
Le sponsoring de luxe trouvait un terrain de sport privilégié pour communiquer La France était omniprésente. Deux fleurons de l’industrie, Peugeot et Air France parrainaient des équipes réputées. Les meilleurs polistas tricolores (Sébastien Pailloncy) en profitaient pour peaufiner leur technique au contact des professionnels argentins. Le polo se jouait par périodes de 7 minutes, quatre cavaliers par équipe. Sur le bord du terrain patientaient d’autres montures prêtes à prendre le relais des frères épuisés par les galops incessants, les changements brutaux de direction. Alfredo Cambiaso, la star de l’équipe Delphina était considéré comme le meilleur joueur du monde. Il arborait un casque de protection doré frappé du drapeau national. Il fallait le voir déboulé le long de la ligne de touche, déborder ses adversaires dans une fulgurante accélération et repiquer au centre pour convertir en but son équipée sauvage. Pascal Renauldon ne tarissait pas d’éloges sur ces Maradona ailés. Rédacteur en chef de la revue Equestrio, il tentait d’exporter sa passion, de développer en France ses joutes méconnues. Sa tâche était immense. Pour l’heure il ne boudait pas son plaisir, ses appareils photos en bandoulière. Il fêtait noël avant l’heure.
Alfredo Cambiaso depuis l’âge de 8 ans passait sa vie sur un cheval. Depuis longtemps il ne faisait plus qu’un avec l’animal, percevait avant tous les autres ses faiblesses, ses roueries, ses envies. Alfredo, maillet en main, était capable de toutes les audaces. La semaine passée, on l’avait vu jongler avec la balle blanche lancé au triple galop, s’ouvrant une brèche décisive au sein de la défense adverse, médusée. Plus tard il avait brisé son maillet lors d’une charge un peu trop impétueuse. Plutôt que d’en changer et perdre le bénéfice de l’offensive, il avait retourné l’instrument et utilisé la surface de contact la plus étroite pour frapper la balle. Adolfo Cambiaso, l’un des rares « Handicap 10 », était le meilleur joueur de polo du monde. Le leader incontesté de l‘école argentine. Fidèle à ses racines, il avait acquis avec ses gains de joueur professionnel, un immense domaine proche de Canuelas, tout près de la maison où il avait passé son enfance. Alfredo avait adouci son prénom de guerrier des conchas pour baptiser sa propriété « Delphina » ce qui englobait outre le terrain et les chevaux, son équipe pro et tout le business qui en découlait. Il avait parfaitement assimilé l’économie du polo.
Le championnat n’était qu’une simple vitrine, un moyen de fidéliser les sponsors, de susciter les convoitises parmi ceux qui avaient de quoi exaucer tous leurs rêves. Les capitaines d’industrie locaux s’étaient entichés du polo, comme les européens du golf. Pour leur seul plaisir, Alfredo organisait des pro-am, des démonstrations au cours desquelles, contre espèces sonnantes et trébuchantes, les hommes les plus fortunés du pays s’offraient les plus grandes stars comme partenaires de jeu. Les sommes versées restaient secrètes, mais les rumeurs les plus folles circulaient. Un richissime américain aurait déboursé un million et demi de dollars, pour s’offrir durant trois jours ses services. Sur le terrain une équipe venue de Dubaï, croisait le maillet avec une équipe locale montée par Alfredo lui-même. Les émirs ventripotents achetaient de l’illusion avec des valises remplies de pétro dollars. Alfredo descendu de cheval, redevenait un type de petite taille, somme toute assez insignifiant. Ses lunettes de soleil sur le nez, le paysan devenu dieu condescendit à nous débiter pendant 5 minutes un tissu de banalités. La star était bougonne.
Alfredo avait rendez vous à 17 heures avec un client d’un type un peu particulier. Gabriele Battistuta, l’ancien goleador de la Fiorentina, claquait une partie de sa fortune sur les conchas et ne dédaignait pas s’offrir de temps à autre le temps précieux de Cambiaso. J’imaginais qu’entre champions on devait trouver le prix d’équilibre. Les minauderies de la Jet set ignoraient les frontières. Maria Vasquez, la compagne d’Adolfo, un top model en vue s’effeuillait complaisamment sur la toile. Il était temps de rentrer à Buenos Aires. La Delphina n’était pas équipé pour recevoir le Wi Fi.