La salle était déserte. Les ouvriers commençaient à démonter la piste. La latte en équilibre à plus de 6 mètre du sol était toujours en place comme si par une inertie de circonstance, elle tenait a faire part de son coup d'éclat , entrant en résistance, inventant le concours sans fin.
Faim. Affamé en vérité. Dès l’échauffement Renaud avait déjà gagné par KO. Philippe d’Encausse et Gérald Baudoin, installés en tribune, anciens perchistes de haut vol appréciaient en connaisseurs. Le dernier à écoeurer ses adversaires avant même que la compétition ne commence se prénommait Serguei et était tsar de toutes les Russie.
Renaud Lavillenie ressuscitait l’époque lointaine du double concours. Le sien et celui de la meute lancée à ses trousses sans autre espoir que de disputer les restes. Le champion olympique esquivait un fil d’échauffement tendu à 5m80 au dessus du sol avec aisance tandis que tous les autres concurrents grimaçaient à le voir si facile à de telles altitudes.
Bref tout était dit avant même que cela ne commence. La médaille d’or ne fut en effet qu’une formalité. Le casting de la finale était pourtant digne des Jeux Olympiques. La coalition allemande impressionnante. Mais elle se délita très vite. Holzdeppe jeta l’éponge à 5m76. Mohr à 5m81. Renaud s’était contenté de deux envols, deux éclairs froids et coupants comme la lame d'un poignard . 5m61 pour planter le décor. 5m76 pour tenir la meute en respect.
Seul Bjorn Otto son dauphin de Londres l’avait imité. Le duel pouvait commencer. Enfin pas vraiment. Otto n’était pas de taille. Si l'allemand prolongea le spectacle ce fut grâce au jeu des impasses, dispersant ses droits aux échecs comme les cailloux du petit Poucet, avec parcimonie, barre après barre.
Un échec à 5m86, un autre à 5m96 un dernier à 6m01. Un triple aveu d’impuissance et d’admiration mêlées à regarder Renaud planer et repousser les limites du raisonnable.
5m86, 5m91, 5m96, 6m01. Autant de sommets domptés dès le premier essai. Cette écrasante domination appelait un happy end à la démesure du concours.
Renaud bardé d’or mais toujours pas rassasié demanda alors à ce que la barre soit placée à 6m07, soit 4 bons centimètres au delà de son record de France. 6m07 une hauteur franchie par un seul homme au monde. Serguei Bubka l’inégalé, le cannibale.
Renaud échoua par deux fois, après à chaque fois avoir enroulé son corps comme une liane autour de la barre pour mieux l’apprivoiser.
A son ultime tentative, Renaud obtint ce qu’il cherchait depuis toujours. La barre emportée par la frénésie de l’assaut, trembla comme une vierge qui découvrait enfin le plaisir d’être possédée. Le public hurla sa joie. Renaud extatique, dès l’atterrissage entama une folle sarabande. Il était à cette seconde précise le maître du monde, un funambule génial le deuxième homme au monde à se hisser si haut au bout de sa perche.
L’extase hélas ne dura que quelques secondes, juste le temps que les photographes n'accourent, délaissant la hauteur femmes, la longueur hommes, tout ce qui bougeait dans la salle . Plus rien ne comptait en dehors des cris et des bondissements fous de Renaud sur la piste en tartan.
Un homme seul garda la tête froide. Un juge sévère brandit un drapeau rouge. Vérification faite, la barre tremblante ne s’était pas immobilisée sur ses taquets mais sur une partie légèrement surélevée du sautoir. Un endroit improbable. Comme si la pièce de monnaie jetée en l'air retombait sur sa tranche !
Le juge sourd aux désapprobations de la foule appliqua le règlement à la lettre.
AAF Règle 183 - Saut à la Perche.
2. L'athlète fait une faute si :
(a) après le saut, la barre ne reste pas sur ses deux taquets du fait de l'action de l'athlète durant le saut
La barre était toujours à sa place mais pas totalement retombée sur ses taquets. Elle restait en l’air comme un point de suspension, comme si le temps s’était arrêté pour mieux saluer l’exploit de ce phénomène.
Entre l’esprit et la lettre, le juge n’avait pas hésité une seule seconde terrassant Renaud à lui tout seul.
Renaud accusa le coup. Il retomba brutalement sur terre, s’affala de tout son long sur la piste, éclata en sanglots, délivrant son corps de toute l’adrénaline emmagasinée. L'athlète roi se montrait nu dans son désarroi.
Je pris conscience encore une fois à ce moment là du pouvoir exorbitant du sport, cette formidable machine à magnifier les hommes en sublimant leurs émotions.
Le seul drame qui serrait la gorge de tous tenait à cette barre insuffisamment reposée sur ses taquets. Sublimes et dérisoires à la fois, ce sont des instants que l’on n’oublie jamais et qui expliquent pourquoi bien longtemps après que les lampions se soient éteints, la barre têtue et solitaire refusait toujours d’abdiquer. Elle était malgré elle devenue l’héroïne d’un concours sans fin.