Le marathon offre une trêve. Il se moque éperdument des frontières. Prière par conséquent de ne pas se fier aux apparences .
7 heures de bon matin. Un dimanche de marathon à Paris. La prestigieuse avenue Foch où tout à l’heure se jugera l’arrivée est entravée par une rangée de barrières.
Impossible de la traverser sans montrer patte blanche, en l’occurrence une accréditation délivrée par l’organisation de l’épreuve. Pour tous les autres un détour est obligatoire. 100 ou 200 mètres supplémentaires pour accéder au trottoir d’en face.
Il est 7 heures donc. Le froid est vif, le vent léger, le ciel dégagé. Tous les voyants sont au bleu pour que la fête soit réussie. Des éclats de voix troublent soudain l’atmosphère. Un homme d’une voix forte exige le passage. Le vigile lui montre le chemin à emprunter. L’homme s’énerve. Il habite juste en face dans l’une de ces demeures nobles qui jouxtent l’Arc de Triomphe.
Sa nuit a été blanche manifestement. Il a les traits tirés, arbore la toilette faussement décontractée de ceux qui n’ont plus à faire leurs preuves pour être admis dans les soirées qui comptent. L’homme est fatigué. Il voudrait déjà être couché. Le vigile d’une voix calme reste ferme. Il a reçu des instructions, ne compte pas y déroger.
L’homme prend brutalement conscience des rôles qui se sont inversés. Comment peut-il accepter de subir pareille humiliation de la part de celui qui s’incline d’ordinaire sur son passage, qui tremble à l’idée qu’il puisse lui adresser la parole ? L’avenue Foch annexée l’espace d’une matinée par ceux qui ne peuvent se la payer qu’en jouant au Monopoly.
C’en est trop. L’homme sort de ses gonds exhibe toute sa vulgarité ravalée. » Vous me faites ch… avec votre marathon de m…. Vous êtes des c… Je ne bougerai pas d’ici. « Le plus impressionnant c’est l’attitude du vigile. Il reste calme, se garde bien d’esquisser le moindre geste. Lui joue son emploi quand son interlocuteur lutte pour gagner quelques minutes de sommeil. A la fin, une voix invisible met fin à ce dialogue de sourds. Celle du talkie collé à l’oreille du vigile.
Les barrières sont déplacées pour laisser passer le riverain. La frontière symbolique s’efface pour céder la place à une autre muraille bien plus solide, ancrée dans les cultures et les mentalités.
La course heureusement est lancée. Plus d’insultes ni de contrariétés. La main sur le chrono, le marathonien s’applique à suivre la ligne bleue, tracée sur le macadam. La trajectoire idéale. Quand le souffle devient court, il lève la tête, cherche du regard un plus mal en point que lui. Pour adoucir ses propres souffrances, se donner du cœur à l’ouvrage. La route est longue. Les occasions nombreuses de se fondre dans la foule, de se nourrir de la détresse et du courage des autres.
Plus questions de passe-droit ni de statut social. Encore moins de couleur de peau. Le long ruban s’étire comme un seul homme, mu par la quête universelle du dépassement de soi. Sitôt la ligne d’arrivée franchie, le chrono arrêté, ils tombent tous dans les bras les uns des autres. Sueur et larmes mêlées.
Plus tard, au milieu d’un concert de louanges cette remarque acerbe.
« Je trouve malheureux que sur 2h30 de direct pour le marathon de Paris, on n'ait vu que la tête de course = 20 coureurs, et les 49000 autres aux oubliettes !! Ne parlons pas des FRANCAIS, complètement zappés alors qu'il y a eu de belles perfs !! Au lieu de montrer constamment les monuments, MONTREZ NOUS LES COUREURS !!!! A bon entendeur, merci ! »
Et un autre aussitôt de renchérir. » Tous ses coureurs ont a mon sens plus de mérite que la poignée de coureur qui sont en moins de 2h30. »
Plus , mieux . Sitôt la course terminée, les barrières rangées dans les camions, les frontières réapparaissent. Le kenyan, l’étranger, le français l’homme, la femme, le rapide, le lent, l’anonyme.
Chacun revendique sa part de gloire, son image capturée par une caméra. Ils ont repris leur souffle, oublié les leçons du marathon.
L’avenue Foch est rendue aux riverains. Le vigile est rentré chez lui. La vie peut continuer