Le handicap invisible

« Il y a  plus de 10 millions d’handicapés en France. Sais-tu combien se déplacent en fauteuil ? » J’avoue du bout des lèvres mon ignorance. Les informations concernant le handicap sont encore parcellaires, presque taboues. » 2% à peine ! » Affirme Cécile. Pour le plus grand nombre, le handicap demeure invisible. Ils le portent au profond,  à l’intérieur comme une blessure secrète.

C’est sans doute pour briser cette auto-omerta que Cécile se livre sans détours à la terrasse d’un restaurant lyonnais. A deux pas du cœur de ville. La nuit est tombée. Cécile est âgée de 38 ans. Elle est journaliste. Du coin de l’œil elle partage les souffrances du 11 de France malmené par les danoises. C’est une jeune femme blonde, coquette et avenante, à l’allure sportive.

«  J’étais une athlète de haut niveau en BMX jusqu’à ce matin où… » Jusqu’à ce petit matin où ses jambes se dérobent. Cécile se  souvient encore des premiers instants. De son incrédulité. Ses  mains qui s’agrippent au matelas et refusent l’évidence. Son cerveau qui s’enfonce dans le déni. » Non tout va bien ! Tu vas te réveiller. Tout cela  n’est qu’un horrible cauchemar. »

En quelques secondes son existence vient de basculer brutalement. Tout ce qui était important ne l’est plus, balayé par le tsunami de l’instant présent.  L’admission aux urgences. Les longues semaines d’hospitalisation. La série interminable d’examens. Puis le verdict terrible du professeur en médecine. « J’ai une très  mauvaise nouvelle. Vous souffrez d’une  forme très sévère de sclérose en plaques. Vous ne marcherez plus jamais. »

Les mois suivants, Cécile les passent dans un centre de rééducation spécialisé. Pas question de défier l’impossible, de tenter d’inverser le diagnostic. Ici tout est fait pour aider le patient à intégrer les nouveaux paramètres de son existence, à renforcer son autonomie. Apprivoiser son fauteuil. Apaiser les souffrances des morceaux de soi-même soumis à des charges de travail insoupçonnées. Bref éviter que le sujet ne lâche prise et ne cède à l’appel du vide.

Les journées sont autant d’épreuves. Chaque patient réagit à sa façon. Certains se terrent dans le mutisme. D’autres dans la provocation. Ils  exhibent complaisamment au réfectoire leur moignon torturé.

Cécile, elle conserve  dans la paume de sa main les comprimés de Lexomil que le corps médical lui prescrit au quotidien.  Il lui suffirait d’avaler d’un seul coup, la dose hebdomadaire pour que soudain tout se termine. Elle hésite longtemps puis  préfère signer une décharge et quitter l’établissement.

La suite s’inscrit dans un temps ralenti par la résignation et le désespoir jusqu’au jour où Manny Edmonds, l’ouvreur australien du club de rugby de Perpignan lui conseille d’aller consulter le kiné de l’équipe. L’homme est réputé pour avoir des mains d’or. Il manipule longuement Cécile et à la fin de la séance lui dit posément. «  Avant la fin de l’année vous marcherez normalement. »

Il a tenu parole. Cécile ne s’étend pas sur toutes les épreuves qui lui a fallu endurer pour en arriver là.  Des larmes versées pour passer du fauteuil à la canne.

Rien au regard de la sève nouvelle  qui  bouleverse ses sens. Beaucoup dans son entourage la considère comme une miraculée. Elle réfute ce statut, décide seulement de jouir des premiers jours du reste de sa vie. Elle tombe enceinte, promène dans Paris son ventre arrondi en s’appuyant sur sa canne. «  C’est formidable ! Vous allez donner naissance à un joli bébé. Vous oublierez bientôt toutes les souffrances qu’il vous inflige. » « Mais il n’a rien à voir avec elles. Je suis une handicapée madame. » Et son interlocutrice de changer  aussitôt d’attitude. » Si ce n’est pas une honte de procréer lorsque l’on se trouve dans cet état ! »

Cécile éclate de rire. Elle se moque bien aujourd’hui du regard des ignorants. Chaque soir avant de se coucher, elle remercie la vie de lui avoir offert  le cadeau d’une journée supplémentaire. Chaque matin au réveil elle pose la pied  par terre avec appréhension.

Elle n’est pas dupe de ce sursis. «  Il y a 100 % de chances que je rechute un jour. » C’est dans doute la raison pour laquelle je me  concentre  exclusivement sur l’essentiel. Je n’ai plus de temps à perdre. Je ne suis jamais dans le confort mais toujours dans la reconnaissance, sous la menace d’un handicap invisible. »

Les bleues s’inclinent finalement aux tirs au but face aux danoises dominées et ressuscitées des poules de qualification. «  Tu vois. Rien n’est jamais écrit. L’important est de ne  jamais renoncer. »

Publié par pmontel / Catégories : Handicap