« Dis papa, c’est encore loin le Brésil ? » On imagine la moue dépitée des gamins au petit déjeuner ce samedi matin, le mutisme embarrassé de leurs géniteurs. La France ronde comme un ballon tient une sacrée gueule de bois. A en juger par les post désespérés ou sarcastiques qui fleurissent sur les murs virtuels de mes résidences secondaires, une bonne partie de mes amis de circonstance incluent dans la mesure de leur bien-être, l’actualité des bleus.
« Les bleus offrent un reflet saisissant du malaise protestataire qui taraude le pays, un plaisir presque masochiste pour l’autodénigrement » Constatait l’éditorialiste du Monde à la veille de la rencontre. La déroute ukrainienne rappelle étrangement l’épine bulgare qui avait privé la France du grand raout mondial en 1994. Comme le temps passe, comme l’histoire se répète.
Evidemment Mikhaïl Fomenko se moque bien de ce genre de considération. Le collectif qu’il dirige d’une poigne de fer depuis le départ de Blokhine a exécuté son plan à la lettre. La prise à deux sur Ribéry. Un pressing permanent. Une solidarité de tous les instants. L’entraîneur de l’Ukraine, glacial comme une congère, s’est après la rencontre gardé de tout triomphalisme. Il a simplement noté qu’il lui faudrait concocter une autre stratégie pour enfoncer le clou au match retour. Mais l’ancien arrière central de la grande équipe du Dynamo Kiev a la mémoire qui flanche. A 65 ans, il avoue ne plus se souvenir très bien des circonstances dans les lesquelles son club s’est fait bouté hors de la coupe d’Europe des clubs champions au mois de mars 1976, par les verts stéphanois. Sans blagues ? Les membres de son staff à coup sûr, dans l’entre-deux tours, se chargeront de lui rafraîchir la mémoire.
Le Dynamo du ballon d’or Oleg Blokhine, venait de s’adjuger la saison précédente, la coupe des coupes, l’ancêtre de la ligue Europa. Le quart de final aller contre l’AS St Etienne avait été à sens unique. Deux buts à rien pour les ukrainiens sur la pelouse de Simféropol en Crimée, celle de Kiev étant encore prisonnière de la neige. Robert Herbin l’entraineur des verts s’était bien gardé de ressortir des individualités de ce naufrage. » C’est tout le groupe qui a flanché. » Avait seulement lâché le sphinx. Le retour à Geoffroy Guichard s’apparentait pour bien des observateurs à une simple formalité. D’ailleurs, à la pause le score était toujours vierge. Le grand Fomenko associé en défense centrale à Rechko montait la garde devant un impeccable Rudakov.
Blokhine ratait même l’immanquable. Seul face à Curkovic, le gardien des verts, il oublie un camarade démarqué, s’empêtre dans ses dribbles et finit par se faire reprendre par Christian Lopez revenu in extremis. Pécher d’orgueil, excès d’individualisme qui ouvre la voie au miracle stéphanois. Piazza sur la contre-attaque après une chevauchée dont lui seul a le secret trouve les frères Revelli. Patrick pour Hervé et c’est l’ouverture du score. Puis quelques minutes plus tard, Larqué sur coup franc efface les compteurs et en prolongation les frangins Revelli encore, se jouent de la Fomenko compagnie. Une offrande pour Rocheteau. Et l’ange vert parachève ce qui aujourd’hui reste encore le chef d’œuvre du football joué en équipe.
Il y a fort à parier que Fomenko retrouvera la mémoire au moment de la causerie d’avant match dans les vestiaires du stade de France, mardi soir. » St Etienne ne possédait pas de grandes stars dans son effectif. » Avait-il déjà constaté l’autre jour en conférence de presse. Ce constat a survécu à son opportune amnésie. Tirant les leçons du match aller, il pourra même arguer que Patrick Revelli aujourd’hui joue avant-centre dans le club de Dniepropetrovsk. Il s’appelle Zozoulia et sur deux coups de rein a sérieusement hypothéqué les espoirs d’une constellation de talents incapable de constituer une équipe.
Didier Deschamps serait bien inspiré lui aussi de rafraîchir la mémoire de son équipe. La somme des intérêts individuels n’a jamais constitué l’intérêt général. Pour espérer renverser le cours des choses et contredire les statistiques, il faudra oublier la Juventus, le Bayern, le Real, Arsenal et le PSG. Tous ces clubs de prestige qui confèrent à leurs salariés un égocentrisme et une suffisance incompatibles avec les plus grands exploits. Si la France veut être du voyage brésilien, elle devra imiter son capitaine Hugo Lloris et enfiler le vert de chauffe.