Sur la place du village fantôme où je suis hébergé, une sono diffuse bruyamment dès 11 heures le matin de la musique électronique. Un couple local de clubbers en combinaison de ski fluo se déhanche frénétiquement en cadence pendant des heures. Sans jamais mollir, la mine extatique, le bras levé comme une invitation à la fête, au partage.
Pas de trêve pour les figurants fut-elle olympique .Le problème c’est que les rares passants qui traversent la place, le font d’un pas soutenu, le regard au ras du sol, pressés de prendre la télécabine, de quitter ce décor de carton pâte.
Etrange atmosphère en coulisses où chaque figurant remplit consciencieusement la tâche assignée, dans une mise en scène grossièrement anticipée. Dans le village désert, le balayeur balaye, le gros bras espionne, le clubber s’agite et l’accrédité ne s’attarde pas.
Les jeux olympiques ne sont plus ce qu’ils étaient. Les enjeux et les menaces sont devenus si importants que les probabilités de rencontres, de découvertes, d’échanges sont réduites à leur strict minimum. Illusoire par conséquent d’espérer vivre en immersion, d’investiguer réellement, d’échanger avec la population. Et la barrière de la langue n’a rien à voir dans l’affaire. Le journaliste accrédité est placé sur des rails, guidé d’une poigne de fer invisible d’un site de compétition vers un autre.
Sous couvert de sécurité, les gros bras sont omniprésents. Dormez en paix, braves gens, Big Brother veille sur vous. A l’entrée des hôtels, dans les rues et bien sûr dans les tribunes, mélangés au public. On les repère pourtant à 100 mètres dans leurs survêtements sombres, leurs cols roulés ajustés. Corps musculeux, visages impénétrables. Vêtus de noir, les body guards portent le deuil de ceux qui s’aventureraient à perturber le bel ordonnancement olympique.
Seule en définitive importe désormais l’image diffusée en HD par les télévisions du monde entier. Lissée, moderne, universelle. D’une irréprochable beauté. Tout à la gloire de l’excellence sportive et de la grande Russie.
Pour être tout fait franc, aux grosses caisses, je préfère les gros cœurs. Ceux qui continuent de battre frénétiquement dans la poitrine des orpailleurs de compétition. Ces athlètes pour la plupart peu connus, qui ont sacrifié une partie de leur jeunesse pour s’enivrer de cette extase unique, offerte une fois tous les 4 ans.
De ma position privilégiée en zone mixte, je mesure le poids exorbitant de la rareté. Même les plus grands champions sont saisis par l’angoisse du débutant à la seule perspective de rater la marche. Pendant de longs moments Anaïs Bescond a été en passe de décrocher l’or et de débloquer en même temps le compteur médaille de l’équipe de France.
En tête du classement provisoire du sprint de biathlon, elle demeurait invisible, à l’abri dans la zone de récupération, incapable sans doute de décrocher ses yeux du tableau électronique qui reléguait inlassablement derrière son nom, ceux de ses adversaires qui franchissaient la ligne d’arrivée.
Et puis la Slovaque Anastasiya Kuzmina est passé devant, et Anaïs s’est consolée avec l’espoir d’une médaille en argent. Lorsque enfin, elle s’est décidée à affronter les micros des télévisions, elle s’accrochait encore à la possibilité du bronze. Et puis en pleine interview le bel édifice s’est écroulé. Anaïs repoussée à la 4ème puis la 5ème place. Le cœur gros, les yeux humides. Très digne, elle a fait partagé par des mots simples, à tous ceux qui pour la plupart ignoraient tout de son existence avant la course, ce que représentait encore l’olympisme pour une athlète et une discipline peu médiatisées. La sincérité du propos et l’émotion intense sous-jacente effaçaient d’un seul coup l’impression de tristesse ressentie en traversant la place du village fantôme ce matin.