Grosses caisses et gros coeurs

Anaïs Bescond - Photo Pool KMSP / DPPI

Sur la place du village fantôme où je suis hébergé, une sono  diffuse bruyamment dès 11 heures le matin de la  musique électronique. Un couple local de clubbers  en combinaison de ski fluo se déhanche frénétiquement en cadence  pendant des heures. Sans jamais mollir, la mine extatique,  le bras levé comme une invitation à la fête, au partage.

Pas de trêve pour les figurants fut-elle olympique .Le problème c’est que les rares passants qui traversent la place, le font d’un pas soutenu, le regard au ras du sol, pressés de prendre la télécabine, de quitter ce décor de carton pâte.

Etrange atmosphère en coulisses  où chaque figurant remplit consciencieusement  la tâche assignée,  dans une mise en scène grossièrement anticipée.  Dans le village désert, le balayeur balaye, le gros bras espionne, le clubber s’agite et l’accrédité ne s’attarde pas.

Les jeux olympiques ne sont plus ce qu’ils étaient. Les enjeux et les menaces sont devenus si importants que les probabilités de rencontres, de découvertes, d’échanges sont réduites à leur strict minimum. Illusoire par conséquent d’espérer vivre en immersion,  d’investiguer réellement, d’échanger avec la population. Et la barrière de la langue n’a rien à voir dans l’affaire. Le journaliste accrédité est placé  sur des rails, guidé d’une poigne de fer  invisible d’un site de compétition vers un autre.

Sous couvert de sécurité,  les gros bras sont omniprésents.  Dormez en paix, braves gens, Big Brother veille sur vous. A l’entrée des hôtels, dans les rues et  bien sûr  dans les tribunes, mélangés au public. On les repère pourtant  à 100 mètres dans leurs survêtements sombres, leurs cols roulés ajustés. Corps  musculeux, visages impénétrables. Vêtus de noir, les body guards  portent le deuil de ceux qui s’aventureraient à perturber le bel ordonnancement olympique.

Seule en définitive  importe désormais  l’image  diffusée en HD  par les télévisions du monde entier. Lissée, moderne, universelle. D’une irréprochable beauté.  Tout à la gloire de l’excellence sportive et de la grande Russie.

Pour être tout fait franc,  aux grosses caisses, je préfère les gros cœurs. Ceux qui continuent de battre frénétiquement dans la poitrine  des orpailleurs de compétition. Ces athlètes pour la plupart peu connus,  qui ont sacrifié une partie de leur jeunesse pour s’enivrer de cette extase unique, offerte une fois tous les 4 ans.

De ma position privilégiée en zone mixte, je mesure le poids exorbitant de la rareté. Même les plus grands champions  sont saisis par l’angoisse du débutant à la seule  perspective de rater la marche.  Pendant de longs  moments Anaïs Bescond  a été en passe de décrocher l’or et de débloquer en même temps  le compteur  médaille de l’équipe de France.

En tête du classement provisoire du sprint de biathlon, elle demeurait invisible, à l’abri dans la zone de récupération, incapable sans doute de décrocher ses yeux du tableau électronique qui reléguait inlassablement derrière son nom, ceux de ses adversaires qui franchissaient la ligne d’arrivée.

Et puis la Slovaque Anastasiya Kuzmina est passé devant, et Anaïs s’est consolée avec l’espoir d’une médaille en argent. Lorsque  enfin, elle s’est décidée à affronter les micros des télévisions, elle s’accrochait encore à la possibilité du bronze. Et puis en pleine interview le bel édifice s’est écroulé. Anaïs repoussée à la 4ème puis la 5ème place. Le cœur gros, les yeux humides. Très digne, elle  a fait partagé par des mots simples,  à tous ceux qui pour la plupart ignoraient tout de son existence avant la course, ce que représentait encore l’olympisme  pour une athlète et une discipline peu médiatisées. La sincérité du propos et l’émotion intense sous-jacente effaçaient d’un seul coup l’impression de tristesse ressentie en traversant la place du village fantôme ce matin.

Publié par pmontel / Catégories : JO