Comme au stade de France à l’été 2003 quand en un petit quart d’heure magique, Eunice et le relais féminin du 4x100m avaient fait sauté les digues et toutes les convenances. A Bercy cette fois, quatre garçons épatants m’ont fait chavirer de bonheur et basculer dans un autre monde.
Chacun à leur manière ont allumé, à quelques minutes d’intervalle, un feu joyeux grâce à l’étincelle qui brille dans le cœur des champions d’exceptions qui touchés par la grâce d’un instant, offrent en partage le bonheur dont ils ont tant rêvé. Pour parvenir à cet extase rare, le champion aura souffert à l’entraînement, douté lorsqu’il était blessé et surtout appris à perdre avant d’espérer pouvoir triompher.
La victoire sur 400 mètres de Leslie, le grand frère, m’a ému aux larmes .Le matin en série déjà il nous avait rejoint après sa course sur le plateau de France Télévisions pour serrer dans ses bras son pote Stéphane revenu de l’enfer. Pas un mot prononcé, mais une étreinte douloureuse qui en disait long sur l’amitié qui lie les deux hommes. Leslie est un fidèle au regard mélancolique, qui baisse toujours un peu la tête lorsqu’il croise votre regard. Le signe d’une grande humilité. La marque des plus grands. Leslie a connu une carrière singulière souvent contrariée par la malchance et les blessures.Toujours placé, jamais gagnant. Comme tant d’autres athlètes déçus avant lui, il aurait pu tout plaqué, repartir de zéro. Mais il s’est accroché à ses convictions comme un garçon bien élevé. Lorsqu’il s’est calé dans les blocks au couloir 6 , au moment de la finale, le visage fermé, attentif au moindre détail, j’ai pensé à François Pépin son entraîneur de toujours, caché quelque part dans la salle surchauffée. Etranglé par l’émotion, le cœur battant la chamade.
Leslie en aveugle a couru en costaud. Lui qui rechigne au contact a repoussé de l’épaule les assauts de deux gamins britanniques qui n’avaient que faire des convenances et se moquaient bien du privilège de l’âge. Leslie les a écoeuré au point que sans s’en rendre compte ses adversaires se sont condamnés eux-mêmes. Au jeux de Londres forts de cette expérience, ils couront différemment et penseront sûrement à la leçon donnée ce samedi par Leslie. Juste après son triomphe, Leslie sans calculs, a encore voulu retrouver Stéphane.Ils ont mêlé leurs larmes comme deux frères trop longtemps privés l’un de l’autre. Cette émotion puissante seul le sport ou les conflits guerriers peuvent les générer. Puissent ceux qui nous gouvernent se contenter de la première option !
La force de l’athlétisme tient dans son rythme insensé.A peine une victoire ou une défaite est consommée qu’il faut tourner la tête, aspiré par d’autres clameurs .Kafétien Gomis est parvenu à conserver juqu’au bout la médaille d’argent qu’un danois et Teddy Thamgho convoitaient à la longueur. Tandis que Teddy au pied du podium jurait déjà de prendre une revanche éclatante au triple saut le lendemain, Kaf s’est à son tour invité chez nous, escaladant la frêle rembarde qui nous sépare de la piste aux étoiles. Kaf, c’est une bouille incroyable. Un sourire éternel planté sur les lèvres.Le genre d’homme qui n’ayant pas été élevé dans la soie , a conservé la mémoire des temps anciens pour jouir pleinement de l’instant présent . Kaf, dit tonton, distille un bonheur simple qui sèche les larmes plus efficacement que tous les discours. Kaf c’est le copain que tout le monde rêverait d’avoir.
Renaud c’est un chasseur, m’avait prévenu Stéphane. Insasiable et méthodique. Il aura fallu à Renaud Lavillenie un seul saut de réglage pour prendre la mesure de tous ses adversaires. Le tsar Bubka présent à Bercy tient en lui son digne successeur. Pour s’attaquer à l’Everest qui culmine, chacun le sait, à 6m16, Lavillenie s’est assuré tour à tour l’or et le record des championnats. Puis seul sur le toit de Bercy, il a demandé que la barre soit placée à 6m03, un centimètre au dessus du record de France. Un clin d’œil à Jean Galfione, présent sagement dans les tribunes au côté de son mentor de toujours Maurice Houvion. Renaud comme toujours s’est engagé à fond et dès sa première tentative a effacé la latte dans une élégante parabole. D’autres que lui, à commencer par Bubka, se seraient arrêtés là. Mais Renaud ne s’arrête jamais tant qu’il reste encore une possibilité de sauter. Ses trois échecs contre le record du monde claquent encore dans ma tête comme une promesse.
Le midi, deux heures à peine avant le concours, j’avais eu le privilège de partager son déjeuner. Avec Bernard Faure, Renaud avait parlé de rugby, de son essai de folie à Clermont lorsque perche en main il s’était envolé entre les poteaux pour une drôle et risquée transformation. Mais Renaud sous ses allures casse cou, ne laisse rien au hasard et tous ceux ( très rares) qui en doutaient encore, ont pris à Bercy conscience du mental extraordinaire, de la confiance absolue qui guident chacun de ses pas. Renaud c’est Bub sans la caisse mais la vitesse en plus.
Dans l’ombre de Renaud j’ai été touché par la retenue, le bonheur simple de Jérôme Clavier son dauphin magnifique. Voilà encore un garçon qui a su comme Leslie essuyé des tempêtes pour connaître enfin la consécration. Son bonheur discret faisait plaisir à voir.
Sur le plateau de France Télévisions transformé en salle des fêtes, l’irruption de quatre types épatant à tout fait basculer. Plus de protocole, plus de places ou de prises de paroles soigneusement orchestrées. C’était un joyeux désordre que seule l’émotion sportive peut générer. Je ne me souviens plus très bien de ce qui s’est passé en réalité J’ai cru à un moment voir débarquer Bubka cravaté. Mais peut être ne s’agissait-il que d’un songe malicieux ? J’étais comme tout le monde emporté par une vague délicieuse et chaude à l’unisson d’un public qui ne savait plus s’il fallait rire ou pleurer. On m’a dit après coup que mon vocabulaire par instant n’était pas des plus châtiés.Je prie tous ceux qui chez eux avaient conservé le sens de la mesure et que j’ai pu choqué de bien vouloir m’excuser.
J’étais ailleurs, flottant quelque part en apesanteur en compagnie de champions qui auraient pu être mes fils et dont je me sentais à la fois si proche et si fier. Inutile de vous préciser que dans ces moments de pur bonheur j’ai conscience d’avoir le privilège d’exercer le plus beau métier du monde.