Zhongshan Park, à l’ouest de la ville est une oasis de verdure, une passerelle fleurie posée entre deux mondes. Vers 10 heures le matin, ses allées ombragées sont le théâtre de chansons de gestes rituelles. Les plus anciens par des mouvements ralentis à l’extrême étirent le temps qu’il leur reste à vivre. Une jambe en l’air, le buste porté vers l’avant, ils excellent dans leurs numéros d’équilibristes, tandis que d’autres plus aguerris ou plus jeunes compliquent l’exercice, des branches d’arbres posées sur le crâne.
Un maître svelte et pédagogue dispense à l’une de ses élèves une leçon de bâton. Dans un autre secteur, se déroule sur des accents sirupeux, un bal en plein air. Des danses de couple à pas lents et chassés, enchaînées avec rigueur. Aucun geste ne semble superflu ni improvisé. Même en termes de loisirs, existent des règles qu’il convient de respecter. Des femmes dansent entre elles et en même temps des hommes solitaires miment la même chorégraphie au bras d’une partenaire invisible.
Au dessus de la pelouse centrale, au milieu des rires d’enfants, planent des cerfs volants. Une femme sans âge promène un canari en cage. Elle marque une pause sous un cerisier en fleurs, suspend quelques instants, son petit roucouleur à la branche de l’arbre, comme si elle voulait par cet artifice lui insuffler un surplus de vigueur, lui redonner un peu de sa liberté évanouie. Un homme déambule un cricket à la ceinture. De la petite boîte transparente, où l’insecte est prisonnier s’échappe un grésillement assourdissant. A l’écart un quatuor traditionnel, flûte, pippa et chant, interprète des mélopées lancinantes.
Un couple d’amoureux enlacés profite de ce concert improvisé pour s’abandonner un peu plus. Le parc remplace opportunément les salles obscures pour les sans le sou. Une séance de cinéma est hors de prix en Chine.
A quelques kilomètres de là, sur la place du peuple, les parents de la jeune fille au même se mettent peut être en quête d’un parti plus avantageux. Dans ce marché du rêve et de l’alliance, un mur recouvert d’annonces détaillées, récapitule les prétentions des familles des filles à marier. En quittant le parc vers le nord, en bordure de la rivière Suszou, s’étalent les échoppes d’un marché de campagne. Si la population du quartier loge désormais dans les tours toutes proches, les habitudes de consommation alimentaire restent pour un temps encore, inchangées. Si l’on emprunte par contre la sortie sud du parc qui débouche sur la large avenue Yuyuan au pied de la gigantesque tour courbe qui abrite l’hôtel Renaissance, le constraste est saisissant. Des cadres en costumes et des étudiantes nippées à la dernière mode, déjeunent sur le pouce dans les fast food et les restaurants branchés. L’animation fébrile rappelle à la fois à la Défense et les grands boulevards architecturalement repensés.Le futurisme cohabite sans efforts apparents avec le moyen âge sans que l’on puisse définir précisément quel degré de porosité existe réellemnent entre ces deux mondes parallèles.
Sur le parvis d’un centre commercial ultra moderne, une jeune femme patiente, absorbée par l’écran de son téléphone portable derrnière génération. Elle ressemble à l’idée que je me fais de l’héroine de « L’amant « le roman de Marguerite Duras. L’adolescence entraînée brutalement par amour, dans le tourbillon des mégalopoles trépidantes. Son corps fin et souple comme une liane est couvert d’une robe courte fleurie et légère qui laisse à découvert une paire de jambes interminable, gainée de noir. Lorsqu’égérie malgré elle, la jeune femme prend conscience qu’elle est épiée, un voile imperceptible brouille son regard. Son visage à cet instant précis est celui d’une petite paysanne apeurée. Elle semble, ici et ailleurs en même temps, en équilibre entre deux mondes.
Le samedi soir, à l’heure de sortie des bureaux, la jeunesse Shanghaienne se divertit. A partir de 19 heures Haoledi KTV, le temple du Karaoké, illuminé comme un sapin de noel ne désemplit plus jusqu’à 2 heures du matin. Ce produit « Made in japan » illustre la relation étrange qui lie depuis toujours les deux géants du continent asiatique. Un peu comme la France et l’Allemagne, enlacées dans un « Je t’aime, moi non plus » au coeur de l’Europe.
Un mélange subtil de haine, d’incompréhension et d’admirations, exacerbées au rythme des siècles, des conflits et des réconciliations. Dès que la porte de l’ascenseur s’ouvre au 4ème étage sur une vaste rotonde enchantée, le comité d’accueil, deux garçons et une fille en uniforme de cérémonie, donnent le la. L’établissement propose un dépaysement total sous le signe du kitsch et de l’acidulé.
Bienvenue dans l’univers rose bonbon de Hello Kitty, la petite chatte blanche nipponne avec son ruban sur la tête. Dans les 75 alcoves distribuées de part et d’autres d’immenses corridors éclairés comme dans un parc d’attraction, l’alcool et la variété sitrupeuse constituent les ingrédients de base d’une soirée de fête entre amis ou collègues.
Nous sommes accueillis à bras ouverts dans le salon 603. Un patron trentenaire d’une start up locale, propose à ses collaborateurs un défoulement hebdomadaire. Ils sont une douzaine, garçons et filles, en tenue décontractée, jeans et tee shirts, assis sur un canapé devant un écran plat commandé par un ordinateur. Moyenne d’âge, 25 ans environ. Une fille un moins inhibée que ses camarades accapare le micro et chante atrocement faux sur des mélodies de superette où il est vraisemblablement question d’amours contratriées. Ses copines, les genoux serrés, enfoncées dans le canapé reprennent à l’unisson timidement le refrain.
A 23 ans une fille célibataire génère des interrogations, à 27 elle devient un problème majeur pour ses parents qui l’hébergent. Dans le mariage, les sentiments sont toujours relégués au second plan. L’important pour une jeune fille sage c’est d’abord d’épouser un propriétaire.
Quant au prince charmant, il peut prendre l’apparence d’un camarade de karaoké un vendredi soir, lorsque les effluves de whisky et de vodka donnent consistance aux serments naifs des bluettes Le patron hilare a bien fait les choses. La table basse est largement approvisonnée en alcool de toutes sortes. Pour accélérer le mouvement, les moins hardis jouent aux dés. Une sorte de poker menteur où le vaincu doit vider son verre cul-sec avant immanquablement de rouler sous la table.
Un garçon profite de la présence de la caméra pour interprêter un rap Tawainais en vogue qui célèbre les jeunes filles de là bas, réputées « Bonnes », sans comparaison avec les chinoises coincées, en panne de sex appeal. Les accusées, les lèvres pincées, ne bronchent même pas sous l’affront. Le plaisir et le sexe constituent encore une association déconnectée des réalités.
Pour nous être agréable, l'assemblée interprète la version chinoise d’Hélène, la seule chanson française qui trouve grâce à ses yeux. Une performance de très haute volée pour l’inoubliable générique d’un feuilleton à la mode dans les années 80, puisque tous les succès des Beatles par exemple leur sont parfaitement inconnus.
Il est 20 heures à peine et grand temps de prendre congé. Le patron nous raccompagne à la porte du salon, un rien gêné. "Comment procède t-on ?" La responsable de l’établissement nous a assuré que la télévision paierait la note. » La responsable en question a disparu depuis longtemps. L’argent bien plus que l’affect constitue en Chine le nerf de la guerre.
Une différence de culture qui génère aussitôt un indefinissable malaise. Un peu plus de 100 euros pour passer une petite heure en compagnie des « Hélène et de ses garçons » dans une ville ou le salaire moyen mensuel plafonne à 300 euros, cela laisse rêveur. Nous lui expliquons que ce type de requête est voué à l’échec en France. Il n’insiste pas mais ne peut cacher sa déception. Tout se paye en Chine à commencer par les sentiments. Ainsi, une accompagnatrice professionnelle, sexy et vocalement douée, peut se réserver dans la boutique qui jouxte l’accueil, comme une vulgaire bouteille de scotch. Ces filles à louer, paraît-il, en fin de soirée sont même prêtes à prolonger la nuit contre espèces sonnantes et trébuchantes. Mais il ne s’agit peut être que d’infâmes ragots colportés par ceux qui, au petit matin, rentrent chez eux, solitaires, saouls et désespérés.
Les trois garçons de la formation punk Reflector font leur apparition sur la scène du Yuyintang à 21h30. Plus de 400 fans trépignent d’impatience déjà depuis près d’une heure. Pas un européen dans la salle. Le patron prévoyant n’a pas souhaité faire trop de publicité, se contentant de distribuer ses flyers en chinois. Le groupe originaire de Pékin s’est construit une telle notoriété qu’il craint, l’enthousiasme et l’alcool aidant, quelques débordements. Pour l’heure, passablement inquiet, il multiplie les allers et retours entre la salle déjà pleine et la file d’attente qui s’allonge devant son établissement. A-t-il seulement l’autorisation requise pour accueillir une telle affluence ? Une fille assise dans un fauteuil près de la caisse, une énorme liasse de billets de 100 quans dans les mains, extrapole, sans lever la tête, la recette à venir.
Pas de danger qu’un inconscient s’avise de s’emparer du butin. La Chine pour quelque temps encore semble à l’abri des braquages et des agressions. Dès le premier morceau pourtant le choc est violent. La foule adolescente survoltée saute en cadence les pouces et les auriculaires levés. On se croirait revenu près de 30 ans en arrière à l’âge d’or du ska. Le punk à la chinoise cultive agréablement les paradoxes. Il est scandé et mélodique à la fois et son public déchaîné et affable.
Impossible de se faire une idée exacte de la portée idéologique des titres enchaînés pendant 2 bonnes heures, mais l’osmose avec les fans est totale. Des filles et des garçons sveltes et gracieux se jettent de temps à autre, à corps perdus, depuis la scène dans la fosse et voyagent les bras écartés, comme des anges noirs, portés par la foule.
A quoi pense cette jeunesse qui connait par cœur toutes les paroles des chansons ? Est –ce-une façon détournée pour elle de contester l’ordre établi ? Impossible de l’affirmer même si depuis les évènements de la place Tienanmen, le procédé a déjà fait ses preuves.
Changement total de décor pour terminer la soirée. Détour par le fameux » Bar Rouge « situé au 4ème étage d’un immeuble du Bund. Le rendez vous des clubbers fortunés et des expatriés en goguette. Il est près de minuit. Rien de bien nouveau au clair de lune. Des videurs hermétiques et caucasiens découragent les clients qu’ils jugent importuns sans que l’on comprenne réellement quels sont leurs critères de sélection. Le manager, un jeune français prénommé Antoine, nous considère avec une condescendance matinée d’arrogance. Je mets cela sur le compte de la fièvre du samedi soir.
Ce sont des français qui ont inventé le concept du Bar Rouge relayés depuis par des investisseurs taïwanais. Les plus grands Dj de la planète, nous affirme t-il d’un ton péremptoire, ont mixé dans ce lieu mythique. A l’en croire, l'établissement reste la star incontournable des nuits de Shanghai. Tous les autres « Night » ne sont que de pâles contrefaçons.
Je le crois sur parole et ne m’attarde que quelques minutes sur place le temps de prendre l’air sur la terrasse qui domine le Bund et la rivière Huangpu. Les conversations tournent en boucle. » Mais mon vieux t’as rien capté, c’est ici à Shanghai tout se passe désormais ! »
Il est grand temps de faire un dernier tour de piste. Des nababs à la peau blanchâtre et au corps disgracieux se déhanchent maladroitement. Des filles à l’air snob et buté sirotent nonchalamment, le coude artistiquement posé sur la table, des cocktails multicolores. Lorsqu’au milieu de la nuit, conformément à la tradition, le bar prend feu et rougeoie de plaisir pour le plus grand kiff d’une foule expatriée, alcoolisée et sans états d’âme, je suis déjà couché depuis longtemps.