Parce que c'était lui, parce que c'était moi.

Le 15 mars  1982 vers 10 heures du matin je faisais le joli cœur devant un café sur la base de loisirs ensoleillée de Créteil.  Le printemps était en avance et je n’avais aucune raison de m’en faire. Mes angoisses d’enseignant n’avaient pas survécu à l’hiver. Je me considérais comme un bon prof dans le sens où je me sentais apprécié par mes élèves. Aucun d’entre eux ne se serait avisé de perturber la classe. Je n’étais certes pas un grand travailleur, corrigeant une copie sur quatre, improvisant souvent mes cours, mais dans l’ensemble je respectais le programme officiel dans une ambiance agréable et personne dans le lycée n’avait à se plaindre de mes services. Peu à peu même je desserrais l’étreinte. A quoi bon imposer trop de discipline  quand les territoires étaient balisés ?

Bientôt nous fêterions la fin de l’année scolaire et irions tous ensemble  camper deux ou trois jours en Normandie. J’achevais ma première année scolaire au lycée Léon Blum de Créteil en qualité d’enseignant certifié, dans un domaine très vaste englobant le droit, l’économie, la correspondance et l’organisation administrative. Je sévissais en 1ère et terminale G 1 et 3. Ma clientèle était principalement constituée de garçons espiègles et distraits que  faute de mieux on orientait vers le commerce et de jeunes filles sages  destinées à devenir secrétaires. Mon  égérie du jour s’appelait Patricia . Elle officiait dans l'établissement en qualité d'assistante d'anglais.

Mes activités connexes d’animateur radio  m’octroyaient quelques fois le privilège de franchir clandestinement  les postes frontières. Patricia,  était blonde, fine, froide .  So british en vérité. Je l’avais convié quelques jours auparavant à participer à une émission de radio consacrée à Liverpool et aux Beatles J’avais choisi cette thématique dans l’espoir secret de la séduire. Elle était venue en studio,  accompagnée  de sa sœur aînée au moins  aussi troublante qu’elle et cette concurrence inattendue avait bizarrement  réfréné mes ardeurs.  Entre combien de sœurs s’étendait le champ de mes possibles ? De par mon aisance à m’exprimer en direct, j’avais conscience d’avoir marqué quelques points, mais la partie toutefois était loin d’être gagnée. Patricia avait croisé récemment Lambert Wilson dans une soirée et n’avait à la bouche que le nom de l’acteur au physique de jeune premier romantique. Vu sous cet angle, je n’avais guère de chance de retourner la situation à mon avantage. Mais je comptais comme d’habitude sur le temps et mon acharnement à remettre cent fois  sur le métier l’ouvrage afin de faire triompher ma cause   Bref comme d’habitude je tournais autour du pot.

Le thème de la discussion oscillait, ce matin là entre conscience politique et émancipation  féminine. Les codes usuels derrière lesquels j’essayais d’évaluer mes chances de pouvoir  bientôt faire l’amour avec elle.  J’interprétais son regard bleu étonné,  sa curiosité permanente à mon endroit comme une invitation à  poursuivre mon boniment. Et puis je n’avais cours qu’à 11 heures.

Le barman me stoppa net dans mon élan. « Patrick !  Un coup de fil pour toi ! »  Je m’emparais du combiné sans même réfléchir à l’incongruité de l’appel. Qui pouvait bien savoir dans quel endroit je me trouvais ce matin là ? Michel, le technicien de Radio Créteil d’ordinaire direct et enjoué avait une voix étrange.  Atone, il  prononça une phrase qui fit un détour incroyable avant d’imprimer mes neurones. » Dominique a été victime d’un accident sur l’autoroute ce matin. Il a été transporté à l’hôtel intercommunal mais ses jours ne sont pas en danger. »  Comme je ne pipais mot,  Michel finit par raccrocher.

 Mes jambes se dérobèrent  soudain effrayées par le poids de mon corps.J’avais l’impression étrange de flotter entre deux mondes, incapable de m’extirper d’un océan de coton, prisonnier d'une brume tenace qui m’enveloppait tout entier et jurait avec ce ciel trop limpide .Je ne sus pas décrypter dans l’instant ce message faussement sibyllin. J'étais glacé jusqu’au creux de mes os. J’abandonnais Patricia, devenue insignifiante tout à coup,  et rejoignais ma classe. 

Je tentais d’assurer la première demi-heure mais j’étais KO debout, l’esprit entre parenthèse Une alarme invisible me dissuada de poursuivre.  Sans un mot d’explication, je quittais le lycée comme un fou, tenaillé par une funeste prémonition.

Je croisais dans le couloir gris  de l’hôpital, la silhouette recroquevillée  de Joseph Choupin l’un des journalistes historiques du service des sports d’Antenne 2 .J'étais impressionné et terrorisé à la fois par la présence obscène de ce monument  en banlieue, un lundi matin. Je pressais le pas, pressentant le pire.

Devant la chambre, une infirmière sans visage m’assassina avec trois petits mots prononcés d’une voie douce, imperceptible. » C’est fini. »

« Quoi c’est fini ? »  J’avais vomi ma douleur dans un hurlement d'animal blessé. Mon interlocutrice était rompue à ces râles, à ces  souffrances si  brutalement étalées que l’écho des complaintes s’incrustait  sur le gris  du couloir. L’infirmière  ne les entendait plus. Elle ne m’en tint donc pas rigueur. A cinq mètres de moi à peine, mon seul ami  gisait sur un chariot, le corps recouvert d’un drap blanc. Je fis un pas dans sa direction. »Je ne vous le conseille pas, vous ne le reconnaîtriez pas » Murmura t-elle en me touchant l’avant bras. C’était comme si elle avait mise à nue une ultime pudeur, réveillée une terreur enfantine dans l’unique souci de protéger des souvenirs heureux, de sauver les pages éparses  d’un album photos, de prolonger dans ma mémoire béante la jeunesse éternelle de Dominique.

Je tournais brusquement le dos à ce cauchemar tel un  automate, épargné  encore pour quelque temps  du poids de la  désespérance qui allait bientôt me submerger. J’étais en sursis, anesthésié par l’énormité de la nouvelle. Je quittais l’hôpital en courant. J’avais soif  de vie et de lumière. Dans la rue,  je tombais nez à nez avec Françoise une jeune collègue de maths. Dans mon malheur le hasard m’avait délégué la plus jolie des ambassadrices du lycée. Dans le ciel,  un soleil  indécent  régnait sans partage. Une brume persistante noyait mes méninges. Le visage baigné de larmes je serrais Françoise dans mes bras, cherchant comme un fou le contact chaud de sa peau  Mon meilleur ami vient de mourir … » Commençais-je avant de me redresser et de la défier du regard. « Regarde moi, je ne pleure plus déjà. La mort ne peut rien contre notre amitié. Jusqu’à mon dernier souffle, Duduche  continuera de vivre à l’intérieur de moi. »

 Dans les heures qui suivirent son décès, pour ne pas sombrer dans la dépression, je m’accrochais à des détails infimes et  absurdes, compilant  jusqu’à l’obsession  toutes les traces de lui. Je tournais en rond comme un fauve dans mon salon pour tenter de reconstituer le puzzle impossible comme un écolier besogneux et limité, effrayé à l’idée que l’attention des médias ne retombe peu à peu  et que l’oubli ne l’emporte finalement et ne le fige à jamais.  Radio Créteil dont il était le directeur, diffusa toute la journée de la musique classique. Nous n’en étions qu’aux balbutiements de la bande FM, fraîchement libérée,  et l’outrance était de mise. Mais cet hommage réservé aux chefs d’état me conforta dans ma douleur. La perte était irréparable.

Patrick Poivre d’Arvor lui dédia,  le lundi soir,  le  20 heures d’Antenne 2. La chaîne publique diffusa en fin de journal quelques secondes de sa dernière intervention en direct à l’occasion d’une compétition de volley ball. Les quotidiens relayèrent le lendemain l’information, ressassant la plupart du temps les mêmes platitudes, modifiant  à peine  le contenu de la dépêche AFP. « En se rendant à son travail, sa voiture a percuté un véhicule à l’arrêt. Atteint de graves blessures à la tête, le journaliste est décédé quelques heures plus tard. Robert Chapatte venait de lui confier la responsabilité d’une nouvelle émission « Nous, le stade. » destinée aux jeunes et diffusée le mercredi à 13h30. » Certains confrères  musclèrent le corps de l’article par petites touches plus en rapport avec la couleur politique ou morale de leur journal. Le Matin insista sur l’appétence de Dominique pour les problèmes de fond concernant la politique et les déviations du sport dont la violence.

L'Equipe évidemment se fendit de l’hommage le plus circonstancié. Il ressortait du papier que Dominique était l’élément d’avenir de la télévision. Avec le recul aujourd’hui j’ai surtout  envie de retenir les quelques lignes qui suivirent.

» Ses connaissances et son amour du sport en ont fait très rapidement l’un des commentateurs les plus appréciés, ce qui est  sans aucun doute le plus difficile, par ses confrères tant à la télévision que dans la presse écrite » Et puis un peu plus loin « Au-delà du champion il voulait trouver l’homme. Par delà la déclaration, il lui fallait la vérité. Et ces deux mots ne vont pas toujours ensemble. » Dans ses deux constats résidait tout  le paradoxe. Comment être adoubé par une profession constituée d’enfants gâtés, frustrés et envieux quand par ailleurs le journaliste se faisait un devoir de récuser les faux semblants , de dédaigner les petits arrangements entre amis ? Pour m’être  éreinté en vain à tenter de résoudre cette équation, je restais persuadé que Duduche aurait depuis longtemps jeté l’éponge avant émigrer vers d’autres horizons plus paisibles et moins exposés.

Le jour de l’enterrement le  curé mandaté par ses parents,  un vieil homme las et sans inspiration, se contenta en guise d’hommage post mortem  de lire in extenso l’article de l’Equipe. L’église était noire de monde.  Dans le travées les badauds appâtés par l’affiche tentaient de mettre un nom sur les visages familiers

« T’as vu c’est Couderc, Chapatte, Roland,  Poivre d’Arvor, Drucker, Sérillon ou Chancel ! » Des chuchotements émerveillés remontaient jusqu’à l’autel et déconcentraient le pitoyable maître de cérémonie.  Sur les visages faussement compassés, j’essayais de dénicher un peu de détresse entre deux coups d’œil  jetés au bracelet montre. Les stars du petit écran, ses copains du PS, tous se pressaient aux premiers rangs, entourant les parents de Dominique très dignes et Brigitte son épouse le visage mangé par de grosses lunettes noires. Je n’en voulais pas à ses parents d’avoir privilégié comme onguent les huiles qui investissaient  leur salon à l’heure des journaux ou de Stade2. Cette débauche de stars cathodiques était sans doute  la meilleure manière pour eux de tenter d’ingurgiter ce brouet infâme, d’accepter l’inconcevable .Dominique leur fils unique constituait leur seule raison de vivre.

Je restais à l’écart de ce carré VIP, mêlé aux anonymes, plaqué contre la pierre glacée qui enserrait mon cœur.  Je vécus cette cérémonie comme une mauvaise farce. Je ressemblais ce jour là, à un corbeau sale et hirsute, engoncé dans le vieil anorak noir, que je portais depuis l’accident comme une seconde peau, comme  pour témoigner de ma souffrance à la face du monde l’air mauvais, la cicatrice béante.  Je haïssais ce protocole consensuel, ces  formalités trop commodes. Comme s’il suffisait d’un discours convenu et de mouchoirs blancs apposés à la lisière des cils pour tirer un trait sur une existence, fut elle aussi brève, pour réduire la complexité d’un être à une liste de vertus recopiées dans le  catalogue de la compassion. Bon fils, bon mari, bon père, bon journaliste. Duduche qui se définissait lors de nos  causeries politiques et existentialistes comme un chrétien rentré de gauche, prit sans doute conscience ce matin là de l’inanité du grand cirque clérical. Sa dépouille fut inhumée dans l’annexe du cimetière de Champigny à deux pas du 11 de la rue Jean Allemane, le pavillon de nos jours heureux.

Lorsque les gros pardessus abandonnèrent la place par petits groupes, que le rituel des condoléances  éplorées cessa, j’avais déjà pris ma décision. Je ne remettrais jamais plus les pieds dans ce cimetière. Je refuserais de toutes mes forces de faire mon deuil, de me satisfaire d'une mort qui signifierait la fin  d’un être et le début de l’oubli. Les poings serrés au fond de mes poches, j’implorais mon pote de me rejoindre, de ne pas m’abandonner pour le temps qu’il me restait à vivre. Je lui promettais en échange de lui réserver la meilleure place, de poursuivre sa quête  sans  jamais renoncer à ses espoirs ni à ses convictions.

C’était une supplique naïve et même un peu ridicule que je bredouillais comme un leitmotiv. Je ne croyais pas en dieu mais tout ne pouvait se circonscrire aux oscillations d’un muscle aussi mécanique que la pendule du salon.  Quelque part dans l’air survivait l’essentiel,  une énergie, un capital précieux, un condensé de lui que je tentais d’amadouer.

Dominique m’aimait sincèrement. Il lui fallait choisir un corps de secours en urgence. J’avais mes chances.

Publié par pmontel / Catégories : Hommage