Il aura fallu presque trois années pleines pour que Liu Xiang redevienne ce qu’il était avant sa grave blessure. Un champion olympique en puissance.
13 secondes et 7 centièmes de jouissance ont suffi à cet athlète d’exception pour effacer des mois de souffrance et d’errance. Ce n’est évidemment pas un hasard si Liu a choisi sa ville de Shanghai pour renaître à la vie.
Shanghai la rebelle et l’affairiste pour tourner le dos définitivement à Pékin la cauchemardesque.
Le 18 août 2008 tombait un lundi. Soudain du nid en acier transpirait l’envers du décor, affleuraient les drames en coulisses. Ladji Doucouré de retour du stade d’échauffement annonçait le drame à venir. Il venait de croiser son copain Liu l’avaleur d’obstacles, le héros de tout un peuple. L’athlète sandwich providentiel grimaçait à l’échauffement. Son tendon martyrisé ne lui autorisait guère d’espoir.
Les tribunes pleines guettaient le triomphe annoncé du messager intronisé par le parti communiste chinois, pour donner rendez vous au monde entier et célébrer le retour en grâce d’une nation trop souvent critiquée pour sa conception personnelle des droits de l'homme.
Une clameur insensée emplit soudain le stade lorsque le héros pénétra dans l’arène, trottinant fièrement pour sauver les apparences et recevoir l’hommage d’une assemblée à l’unisson.
Mais Liu écrasé par le poids de l’histoire n’était plus qu’un animal traqué contraint de s’aligner dans les blocks au mépris de son intégrité physique.
Dans un pays où il était impensable de perdre la face en public, son corps supplicié ne lui appartenait plus. J’imaginais à l’écart son entraîneur dévasté à l’idée de la tragédie qui se préparait, tétanisé, infoutu de jeter l’éponge, de demander la grâce pour son poulain à une foule déchaînée qui ignorait tout de l’athlétisme et exigeait l’or et rien d’autre.
Liu sauva ce qu’il lui restait d’honneur en provoquant le faux départ qui épargnait à son peuple l’image ridicule d’un pantin désarticulé affalé sur le tartan. Il disparut ensuite en claudiquant, la tête basse, avalé par le tunnel prenant de vitesse une foule incrédule. D’abord personne dans les tribunes ne prit vraiment la mesure du drame. Puis la voix blanche du speaker officiel glaça l’assistance.
Liu blessé renonçait à concourir. Dans un silence insupportable à peine troublé par le ballet d’une nuée d’hirondelles, le nid d’oiseau se vida d’un seul coup.
Je ne donnais pas cher de la peau de Liu si par malheur son forfait était vécu par les plus hautes instances comme une trahison. Qu’étaient devenues les météores du demi fond Yunxia Qu, et Junxia Wang, qui détiennent encore les records du monde du 1500 et du 10000 mètres ? Oubliées, répudiées, sacrifiées au nom d’un collectif dont la marche en avant interdisait tout atermoiement ou faiblesse ?
Dans l’après midi le président Hu Jintao dans sa grande mansuétude adressa au héros déchu un télégramme de prompt rétablissement qui avait valeur d’absolution.
Aussitôt les responsables de l’athlétisme chinois organisèrent une conférence de presse qui vit l’entraîneur de Liu se prendre le visage dans les mains avant de fondre en larmes. Liu, lui demeura invisible. Son entourage transmit peu après aux médias un communiqué de quelques lignes par lesquelles Liu implorait le pardon de la Chine toute entière.
Et le show put continuer sans que l’on puisse vraiment mesurer l’ampleur des blessures psychologiques endurées par l’athlète.
A la mi-mai, alors que l’on ne l’attendait plus, Liu ressuscita.
Au même moment ou presque à l’autre bout du monde, un autre champion olympique, Samuel Wanjiru se jetait du deuxième étage de sa maison au Kenya. La police semblait privilégier la thèse du suicide. Wanjiru sujet aux accès de colère et de déprime n’avait que 24 ans. Il était déjà pourtant l’incontestable maître du marathon. Un virtuose qui s'était imposé à Chicago en 2009 et en 2010, à Londres en 2010 et bien sûr à Pékin en 2008. Dans la fournaise, il avait frappé les imaginations en établissant à 21 ans seulement un nouveau record olympique en 2h06’’32.
Battre le record du monde semblait n’être pour lui qu’une simple formalité. Mais rien qu’en soulignant cette évidence, n’exigeait-on déjà trop de lui ?
Wanjiru comme Liu s’appartenait-il encore vraiment ? Comme pour la Chine, les médailles de ses coureurs à pied donnent au Kenya, un statut incomparable au plan international, une notoriété que n’importe quelle campagne de publicité rêverait de générer.
L’intérêt général prime alors sur toutes autres considérations. Il serait grand temps de considérer les héros des stades pour ce qu’ils sont en réalité. Des hommes fragiles, harassés et vulnérables. Et de leur porter assistance avant qu’il ne soit trop tard.