Shanghai. Se souvenir des belles choses

 En s'imposant brillamnent  sur 200 mètres papillon, Michael Phelps a non seulement fait taire  tous ceux qui lui promettaient le déclin. Il a surtout justifié ce statut rarissime  , celui qui offre au seul champion d'exception l'opportunité d'étirer le temps, d'inscrire ses exploits dans la continuité. De construire de la sorte  une passerelle qui à l'instant de la retraite scintillera comme un trait d'union magique au firmament de sa discipline. Plus tard les nostalgiques évoqueront la carrière de Phelps comme celles  de Spitz ou de WeismullerPour le seul plaisir d'exhumer les jolies choses. Celles dont la seule évocation apaisent les petits tracas quotidiens.

 Il avait plu abondamment toute la nuit. Shanghai au petit matin  se refusait au monde comme  renfrognée, recroquevillée sur elle-même.  La ville s’était repliée dans une coquille opaque  que même les gratte-ciels éprouvaient de la peine à crever.

C’était une journée de départ et d’abandon,  teintée d’incompréhension et d’amertume, plombée par le silence embarrassé, des amants d’une seule  nuit, qui à l’heure  des au revoir, prenaient conscience du poids des adieux. Les chinois prétendent  souvent  qu’il est possible de prédire  l’avenir en auscultant  soigneusement son passé. L’existence n’est, selon eux, qu’une roue qui tourne indéfiniment,  reproduisant toujours  les mêmes cycles et leurs conséquences.

Remuer l’histoire récente peut s’avérer un exercice infiniment  douloureux. En Chine une telle évocation suggérée brutalement  n’est pas loin d’être considérée comme tabou. Jiang Qiuong Er est une  styliste très prometteuse.  Son père, architecte de renom,  a relativement été épargné durant la révolution culturelle mais sa mère considérée elle aussi  comme intellectuelle, a été internée, de longs mois durant,   dans des camps de rééducation, en usine ou dans les champs.

 Quiong Er n’était pas encore née, à cette époque, où toute activité  créatrice était suspecte, mais son sourire se fige comme on évoque ce passé  immédiat. L’histoire chinoise, lue dans la prunelle de ses yeux couleur de jais, mérite des projections plus lointaines. Elle prend toute sa dimension, dans les traditions millénaires,  au temps des bois précieux impériaux, cent fois polis et reposés  pour évoquer enfin  la texture du  velours.

Pour réactiver ces savoir-faire ancestraux, Quiong  a crée sa propre marque de design «  Shang Xia » qui signifie en mandarin «  Dessus, dessous ». L’association des extrêmes est  privilégiée   comme toujours en Chine pour tendre vers l’équilibre. Cette  entreprise nouvelle   contrôlée par Hermès  illustre parfaitement le rôle majeur que joue l’industrie du luxe dans l’économie chinoise.

Compte tenu du taux de croissance à deux chiffres qui booste les affaires, le nombre de millionnaires en dollars est en  augmentation vertigineuse. Les nouveaux riches  seraient aujourd’hui près d’un million à ne  plus savoir comment dépenser leurs yuans. Autant de consommateurs potentiels  qui viennent s’ajouter aux investisseurs et touristes étrangers fortunés.

Quiong est une jeune femme épanouie et pragmatique  qui prône un luxe à dimension sociale. Avec son équipe elle sillonne tout le pays pour  enrôler sous sa bannière les artisans les plus prometteurs et les convaincre de réaliser pour elle,  ce que son cerveau foisonnant à imaginé en rêve.

Elle nous parle avec émotion  de ces femmes mongoles qui peignent et brossent inlassablement le cachemire  pour donner la vie à un manteau blanc écru dépourvu de  coutures. De ces tisseurs de bambou qui habillent un service  à thé en porcelaine de sorte  qu’il soit impossible à l’œil nu de déceler  un début ou une fin de tissage. L’exécution de tels objets d’art exige une patience et une dextérité infinie et forcément toutes ces merveilles sont proposées en boutique à des prix prohibitifs. (2500 euros par exemple pour le service à thé).

 Dans une ville où le salaire moyen oscille autour de 300 euros par mois, ces tarifs astronomiques  peuvent être considérés comme une pure provocation. Quiong, fille de,  a-t-elle conscience de  vendre du rêve dans un pays où il n’y a ni retraites, ni sécurité sociale ?

Je n’ai pas le cœur de l’interroger sur ce .point précis. J’aurais pu lui conter l’histoire vraie de cette jeune femme atteinte d’un cancer qui a renoncé à se faire soigner de peur de devoir endetter à long terme   son foyer et mettre en péril le devenir  de sa famille. Quiong balaierait peut être  d’un revers  demain ses petites  misères qu’elle estimerait  passagères.

Elle se projette résolument vers  l’avenir, imagine une Chine pacifiée socialement, suffisamment repue pour mettre enfin l’art de vivre à l’honneur comme au temps béni des dynasties impériales. Elle n’est pas la seule à le penser. Toutes les enseignes de prestige sont omniprésentes à Shanghai, sur les écrans géants dans la rue, ou dans les centres commerciaux ultra-sophistiqués sur le carrelage desquels le visiteur aime à se mirer.

La Chine deviendra  en 2015  le numéro un mondial en matière de luxe devant le Japon et les USA.  Le parti communiste inquiet sans doute d’une  révolution  aussi brutale a décidé à Pékin d’interdire toute publicité pour des produits que 99 % au moins de la population n’a pas les moyens d’acquérir. Des mauvaises langues assurent en outre que 20% des achats effectués par les consommateurs locaux seraient destinés à  l’administration et à la police. Des petits cadeaux de bon aloi histoire de resserrer les liens et  faciliter les bonnes  relations entre les investisseurs et les cadres du parti.

 Quiong Er (Prénom à la signification  savamment concoctée.  Quiong : Jade précieuse, pierre élitiste et  pédante adoucie par  Er : qui vient du peuple) m’avait  la veille, juste avant que je quitte sa boutique, discrètement offert  la boîte à souvenirs qui adoucissait  dans son esprit, l’arrogance du  commerce du luxe par une subtile touche culturelle et populaire. Sur  le couvercle  de ce  parallépipède classieux, elle avait choisi volontairement de dévoiler une partie de son intimité. Une photo représentait ses grands parents et sa maman alors âgée de quelques années. De ce cliché à l’apparence anodine transparaissaient, l’espoir et la confiance en l’avenir  de toute une nouvelle génération. La photo datait du début des  années 50. Une nouvelle ère pleine de promesses  s’ouvrait  alors pour la Chine. Mao qui  prenait la direction du gouvernement avec Zhou Enlai comme premier ministre, engageait son  pays  dans une politique de réformes d’envergure.

Une loi cadre reconnaissait aux femmes toute leur importance dans la société à égalité avec les hommes. Les terres confisquées aux propriétaires étaient redistribuées égalitairement entre les paysans. Le pouvoir cherchait par tous les moyens à élever la conscience populaire des masses. Cet espoir ruiné par la suite,  n’était sans doute pas étranger à ce que Quiong, élevée par sa mère,  était devenue.

Partant de ce constat, la styliste avait eu l’idée d’éclairer les évènements qui avaient marqué l’histoire récente de son pays par la compilation de témoignages simples, par les souvenirs réactivés  par la découverte d’une photo oubliée au fond d’une boîte en fer blanc. Une boîte à secrets. Ces photos d’une vie, renforcées par leurs légendes,  apportaient un éclairage infiniment plus crédible que les romances tricotées par les instances au pouvoir.

La boîte de Quiong  possédait un double fond. Un compartiment secret où un enfant pouvait cacher ses trésors. Une lettre, un foulard, un ticket de train, un avion miniature en laiton.  Tous ces objets insignifiants chargés  d’émotions et de souvenirs qui expliquaient mieux que tous les mots pourquoi toute vie valait la peine d’être vécue.