L’homme parle russe couramment. Il a vécu à une autre époque, dans le silence oppressant, à l’abri des regards, derrière l’opaque rideau de fer. Sandor pilotait un Mig dans l’armée de l’air hongroise. De ce passé estampillé « démocratie populaire », l’ancien militaire aux ordres ne nous dira pas un mot. Que pense t-il en son for intérieur du virage politique spectaculaire opéré ? Du glissement brutal du collectivisme vers l’économie libérale de marché ?
Sur la place principale de Debrecen, face au temple, les fils de Sandor, sa fierté, déchargent de la remorque d’un 4x4, un impressionnant attirail. Une sorte de parachute géant est déplié. Un générateur gonfle l’immense toile blanche à l’hydrogène. Le monstre blanc est en réalité un dirigeable qui en s’élevant dans le ciel libère une nacelle en osier.
Sandor nous invite à l’y rejoindre. Nous voilà à 5 entassés dans un périmètre minuscule. Nous nous élevons avec une infinie douceur dans le ciel. La météo est idéale. Pas un souffle d’air. Pas un nuage. Debrecen vu d’en haut se résume à un centre ville minuscule. La ville a été détruite à 80% pendant la guerre. Des barres d’immeubles sans charme stigmatisent les excroissances modernes, les errances architecturales.
Notre guide semble subjuguée par le spectacle, par la lumière vespérale qui entre chien et loup, embellit chaque mètre caressé. Le cimetière et son crématorium « art déco » à la couverture pourpre. Le petit stade rouge de l’OKI qui domine le championnat de football national. Le campus universitaire et ses jardins élégants. Un peu plus loin en périphérie s’étend la grande forêt et plus après la plaine immense à perte de vue.
Sandor s’amuse de notre émerveillement. Lui comptabilise plus de 5000 voyages en ballons. Le jour s’achève. Il est grand temps d’entamer la descente, d’apprivoiser les courants en s’aidant de la manette des gaz. Sandor est un artiste qui se joue des vents, frôle avec maestria la cime des arbres.
Nous en sommes quittes pour une peur bleue, à imaginer ce que deviendrait notre frêle habitacle si d’aventure… Nous heurtons un piquet juste avant d’atterrir tout en douceur dans un champ en lisière de la forêt. Les fils de Sandor nous attendent. Agenouillés sur l’herbe nous sommes intronisés par Sandor membres de la confrérie des astronefs, adoubés par une poignée de terre et quelques gouttes de mousseux dont l’as des as nous humidifie le crâne. Tandis que ses fils silencieux replient consciencieusement le matériel, Sandor nous parle de son épouse russe, de leur romance sans tâche comme ce ciel sombre et épuré qu’une lune pleine et ronde vient d’investir.
Ce vendredi matin tous les hommes de bonne volonté se sont donnés rendez vous dans le campus face au bâtiment qui abrite la faculté de médecine. Une fois par an au printemps toutes les communautés se rencontrent pour déguster les spécialités gastronomiques de leur pays natal.
Un rassemblement réconfortant et joyeux. Les français proposent des quenelles lyonnaises, les turcs des kebabs. Plus loin la viande et le riz à la sauce nigériane. Un tour du monde revigorant qui de l’Inde au Japon n’occulte pas Israël et la Palestine, leurs stands côte à côte dont les drapeaux se frôlent amoureusement.
Et si la tolérance propre à la jeunesse et la puissance de l’éducation pouvait avoir raison des provocations politiques, des manipulations et des ignorances ? N’en déplaisent à tous les Orban, aujourd’hui à Debrecen , bercés par les musiques du monde, l’appétit rassasié, il n’est pas interdit de rêver.
Changement brutal de décor. Les thermes de Hajduszoboszlo à 20 km de Debrecen. Dix neuf piscines remplies d’eau brune réputée pour soigner les déficiences du squelette et les troubles gynécologiques et de l’appareil digestif. Le contraste est saisissant avec le pique nique étudiant. Impossible d’ingurgiter le moindre aliment.
Les thermes ressemblent à un mouroir. Des septuagénaires obèses et résignés pataugent dans les différents bassins. D’autres momies immobiles nous observent l’œil mort comme des otaries contrariées d’avoir été débusquées. Il parait que les femmes stériles viennent ici en pèlerinage et quelquefois leur assiduité est récompensée. Des jets puissants soulagent les cervicales des squelettes perclus de rhumatismes. Un harnachement barbare, une invention hongroise, maintient la tête des patients hors de l’eau tandis que leurs membres inférieurs lestés de plomb sont attirés par le fond. Cela permet d’étirer leur colonne vertébrale, d’apaiser les traumatismes passés, les ravages du surpoids.
Tout est fait pour prolonger l’illusion de l’existence chez des hommes et des femmes qui engraissés, se déplacent avec difficulté dans les couloirs immaculés. Rien à voir avec la tradition des bains populaires et des loisirs aquatiques. Ici le touriste fortuné et gavé, prioritairement germanophone est traité comme un roi. Des saunas privés loués à la demi-journée attestent que même promis à l’agonie prochaine, les corps en souffrance exultent encore.