La ville à la tombée de la nuit s’enfonce dans une douce torpeur. Les commerces abaissent le rideau de fer, les rues se vident. Quelques amoureux s’attardent sur les bancs dans la contre allée face au temple dont la façade ocre reflète les dernières ardeurs du soleil couchant. Zoltan presse le pas. Son visage austère s’illumine soudain. Un palais en ruine va être inauguré dans une rue adjacente ces jours prochains.
C’est un concept en vogue à Budapest qu’il lui semble judicieux de décliner en province. Le batteur de l’une des formations hard rock les plus célèbres du pays a racheté un bâtiment décrépi pour le transformer en bar et en salle de concert. Pour lancer l’opération Fejes Tamas a convaincu ses deux copains du groupe, chanteur et guitariste, d’organiser le lendemain un concert privé réservé à 300 privilégiés.
C’est un peu comme si les Stones se produisaient au bar PMU du coin. Tankcsapda est une institution à Debrecen.
Voici ce qu’en dit le journal francophone de Budapest.
«Tankcsapda, ou “le piège à tank”, célèbrera donc, aux côtés de groupes amis invités, deux décennies de musique alternant du punk au heavy métal, en passant par des périodes rock plus classiques. Le groupe est un poids lourd dans le paysage musical hongrois avec plus d’une douzaine d’albums sortis depuis 1989 allant du premier opus Baj van !! (il y a un problème) au dernier bébé de nos tanquistes Elektromágnes en 2007.
Il y a 20 ans naissait Tankcsapda à Debrecen, autour du charismatique bassiste et vocaliste du groupe, László Lukács. Auteur compositeur, il chante des textes plutôt travaillés, ce qui lui vaut d’être considéré comme un poète moderne. Le succès frappa à la porte du tank en 1992 avec le premier album studio intitulé Legjobb méreg, également premier disque d’or d’une longue série de sept en Hongrie. Durant ces vingt années, le groupe s’est produit plusieurs fois à l’étranger mais c’est bien en Hongrie qu’il connait un immense succès et est considéré comme le groupe heavy métal de référence. «
Fejes s’est associé avec un copain de Zoltan dont la femme est employée de mairie.(Pour l’heure rien ne me laisse imaginer qu’il s’agit d’un footballeur professionnel) La boucle est bouclée. Tout fonctionne sur le mode du réseau, par itérations opportunes. Zoltan étant bien sûr le relais indispensable au bon fonctionnement de l’ensemble. Il suffit de voir le regard déférent des videurs dès qu’il apparait pour comprendre qu’il détient le pouvoir.
Fejes, les cheveux longs regroupés en un chignon, s’attache à peaufiner les derniers détails, Il inventorie le bric-à brac hétéroclite censé exprimer au mieux ce à quoi peut ressembler un palais en ruine. Une carlingue d’avion est exposée dans la cour. Les toilettes sont repeintes à la mode psychédélique.
Si l’heure était à l’humour je suggérerai bien à l’homme d’affaire-batteur d’aller faire son marché du côté de la communauté rom persécutée, celle que l’on accable de tous les crimes et de tous les maux et qui survit dans un état d’extrême précarité. Du pain béni pour le tank puisque le taudis est devenu tendance .Pas sûr que l’un des cadres majeur du Fidesz local goûte ma plaisanterie. Donc je me tais et conviens avec le Ringo Star des Carpates d’un rendez vous pour immortaliser la distribution aux fans des bracelets magiques. Le concert privé est pour l’heure tenu encore secret. L’information ne sera divulguée par Fejes himself que le lendemain matin sur les ondes d’une radio locale en vogue à Debrecen.
Le lendemain les fans se pressent en file indienne le long du gymnase de la fac d’économie, plus d’une heure et demie avant le rendez vous fatidique. Le service d’ordre composé d’imposants molosses au crâne rasé, est au chômage. Aucun débordement en perspective. La jeunesse de Debrecen est sage et policée. J’essaye de dénombrer les percés, les tatoués, les filles aux cheveux orange. Ils ne sont qu’une poignée à peine, étonnamment atone.
L’arrivée du groupe au grand complet ne déclenche pas d’hystérie particulière. Juste de grands sourires incrédules sur le visage des filles. Chaque fan savoure comme il se doit le privilège de l’instant. Après un filtrage minutieux à l’entrée du gymnase, une petite minute de bonheur total, un face à face avec les idoles installées derrière une table d’écolier au pied d’une estrade. Autographes, photos et bracelet sésame.
Une fille un peu plus délurée que les autres soulève son tee shirt pour recevoir l’obole, la signature de Laslo, le leader des tanks, à même la peau. Elle quitte la salle silencieuse comme si elle venait de communier.
Le soir, devant le palais en ruine, les invités se pressent. En plus des fans, la jet set locale se pare du précieux bracelet, dispensée de file d’attente.
Le concept des « Palais en ruines » est né à Budapest avec le constat du nombre considérable de bâtiments vastes et délabrés promis à la démolition. Que faire de ces palais défraîchis au luxe suranné ? Des salles de concerts underground et des débits de boisson. Le corps de bâtiment abrite en général en son sein un petit jardin qui l’été venu peut aisément se transformer en « Biergarten ».
Les csardas trash sont nées. Cocktail de tradition et de punktitude .Et voilà que Debrecen la provinciale, la protestante, inaugure la sienne en grandes pompes. Le public se presse dans la petite salle aveugle où une estrade et un bar ont été installés. Le tank peut entrer dans la place. Là encore la surprise est totale. Pas de déluge de décibels mais du hard rock contenu sur scène et dans la fosse où les fans se déhanchent en prenant soin de ne pas importuner leur voisin. La jeunesse de Debrecen se défoule sans agressivité ni animosité aucune. Triée sur le volet, elle donne aux visiteurs étrangers l’image idéale d’une société apaisée et respectueuse du bien être de tous.
Dans le carré VIP tout au fond de la salle, le maire passe en coup de vent, vêtu d’un jean et d’un blouson de cuir. Seule fausse note de la soirée l’édile renfrogné nous calcule à peine. Un petit couac de communication qui sera très vite corrigé. A la mi-concert, Zoltan réprime avec difficulté un bâillement. Il est temps pour lui de nous raccompagner à l’hôtel.
Dans un pub tout proche, des hommes se passionnent pour le quart de finale retour de la ligue des champions. Au Camp Nou le Barca prend le Milan de vitesse. Un supporter azzuri manifeste bruyamment son dépit. Il est vite rappelé à l’ordre par la majorité des aficionados. Au pays de Puskas, on vote Messi sans la moindre hésitation.