Pas de soucis, il fait toujours soleil pour la fête de la victoire. C’est ce que la presse étrangère en poste à Moscou prétend en tout cas. Une technologie dernier cri permettrait aux puissants (A l’instar des chinois pour les JO de Pékin) de purger le ciel en prévision des festivités à venir. Il est vrai qu’il a plu abondamment toute la semaine précédente.
Dans l’avion qui m’amenait de Paris, j’ai eu le privilège de voyager en business class (Le chef de cabine amateur d’athlétisme m’avait gentiment proposé un sur classement) en compagnie de la famille M’Vila qui rejoignait Kazan. L’ancien joueur de Rennes, blessé, n’a pour l’heure pas disputé la moindre rencontre avec sa nouvelle équipe. Il continue en revanche de percevoir ses émoluments.
Seul le football peut générer de tels paradoxes. Gamins des cités en survêtements et pantalons de camouflage militaire, crête réglementaire et diamant incrusté dans le nez, s’interpellant sur trois rangées en classe affaires dans le verlan des banlieues. J’observe à la dérobée Yann, enfant terrible, milieu de terrain prometteur, sélectionné chez les bleus et répudié ensuite pour ses frasques. A l’écouter je comprends le grand désarroi de ceux qui n’ont que la balle au pied pour construire leur existence.
Sitôt l’atterrissage, ce mardi, le contraste est saisissant, comme si l’été s’était invité sans crier gare. Comme partout où les frimas tenaces imposent leur diktat d’octobre à avril, les corps se sont débarrassés sans délai des scories et oripeaux. Mon chauffeur de taxi conduit en bras de chemise, l’oreille vissée au téléphone portable, la plupart du temps. Entre deux communications, il écoute NRJ. Le fossé se creuse inexorablement entre ceux qui ont vécu l’URSS et la nouvelle génération nourrie aux Mc Do et aux volontés de Poutine.
La commémoration du 8 mai jette un pont précieux pour cimenter la nation écartelée. Ruban de Saint Georges à la boutonnière, la Russie comme un seul homme célèbre la victoire sur le nazisme et ses corollaires, le courage et le sacrifice de ses soldats. Le nationalisme est devenue la marque de fabrique de la Russie nouvelle. Dans un récent sondage, Staline ressort de la consultation comme le personnage historique le plus important de l’histoire du pays. Le dictateur sanguinaire s’est refait une virginité. Il devance Vladimir Poutine himself.
Quant à Lénine, le père de la révolution d’octobre, il est relégué aux oubliettes. Son culte a fait long feu. Les files d’attente devant son mausolée de la place rouge se raréfient. Les autorités se demandent même si désormais il ne conviendrait pas d’inhumer dignement sa dépouille pour enfin tourner la page.
Mon chauffeur absorbé par l’intense trafic autoroutier a sûrement d’autres chats à fouetter. A l’approche du centre ville, il ne répond plus au téléphone. Des bouchons géants et récurrents paralysent très souvent les monumentales artères. (10 files de circulation) Pour traverser Moscou, capitale de 15 millions d’âmes, aussi vaste que toute l’Ile de France, une demi-journée est quelquefois nécessaire .
Aujourd’hui heureusement, on roule à l’ordinaire. C’est à mon chauffeur de jouer désormais, de montrer à l’étranger l'étendue de son savoir faire. Pas de limitation de vitesse, pas de règles à proprement parler. C’est au taxi driver qui se montrera le plus malin le plus habile dans l’art du slalom. Le blan compatble est particulièrement lourd. 32000 morts par décès chaque année sur les routes. Seule ici prévaut la loi de la jungle. Tout s’achète à commencer par le permis et les faux témoignages. Les chauffeurs les plus prévoyants embarquent à bord une caméra braquée sur la route en permanence, au cas où…
Trois petits quarts d’heure plus tard, le chauffeur me dépose, sa mission accomplie, devant le Novotel de la Novoloboskaya, abusivement dénommé du centre ville. Etablissement légèrement excentré en réalité, situé dans un quartier sans charme mais proposant à deux pas, l’accès à une station de métro desservant les ligne 9 et 5.
Il faut descendre profondément sous terre (50 mètres ) pour découvrir un autre monde, un territoire préservé . Tout y est propre, récuré. Maintenu en l’état d’origine. Staline souhaitait de la sorte offrir au petit peuple une deuxième ville refuge en cas de bombardement. La légende raconte qu’un autre souterrain creusé encore plus profondément était réservé au tyran et à ses affidés, en cas de danger imminent. Les dictateurs sont paranos.
Loin de la lumière du jour, l’empreinte soviétique est toujours intacte. Au bas des escalators une babouchka impassible surveille les allées et venues des millions d’usagers quotidiens. 7 millions d'usagers autant que les métros de Paris et Londres réunis. L’agglomération moscovite est très étendue (Plus de 100 km) et le métro local est le plus fréquenté au monde. C’est sans doute dans les entrailles de la capitale que le patrimoine de l’URSS triomphante est le mieux conservé. Hall et quais décorés de mosaïque. Bas reliefs et statues dessinés et érigés à la gloire des ouvriers, paysans et soldats qui ont sacrifié leur existence pour le bien être du peuple et de ses apparatchiks. Le musée se visite au rythme des incessants et imposants mouvements de foule.
Dîner au Café Pouchkine, opportunément inauguré le 6 juin 1999, le jour du bicentenaire de la naissance de l’écrivain. S’il fait si sombre à l’intérieur, c’est paraît-il pour mieux tromper le visiteur. L’ancienne pharmacie centrale a été affublée de belles boiseries sculptées. A la lumière du jour , on distingue facilement le stuc, la décoration d’opérette. Priorité au tape à l’œil jusqu’aux rouflaquettes des serveurs nippés comme dans Michel Strogoff, le roman de Jules Verne. L’établissement comporte trois étages et les prix de la carte augmentent au fur et à mesure que l’on s’élève poussivement dans l’ascenseur en fer forgé. La cuisine en revanche est de qualité. Impossible d’ignorer le succulent bœuf Stroganov accompagné de l’inévitable shot de vodka. Sur la carte des desserts cohabitent le mille- feuilles en forme de bicorne à la gloire de Napoléon et la crème brûlée aux fraises avec sa pyramide de sucre qui s'effondre dès que le serveur goguenard y met le feu. L’établissement ne désemplit pas, ouvert 24 sur 24. Une incroyable réussite née de l’imagination de Gilbert Bécaud et de Pierre Delanoe qui dans son tube universel imaginait Nathalie, la place rouge déserte et un chocolat chaud consommé dans l’intimité d’un café qui n’existait pas encore.
Mercredi. Le soleil brille encore sans partage. L’occasion est belle d’aller faire son footing dans le parc Gorki. Direction Oktyabrskaya par la ligne circulaire numéro 5. Devant la bouche monumentale de métro, une statue géante de Lénine entourée de bouquets de drapeaux rouge et rouge, blanc, bleu.
Au premier plan, une publicité pour des sous vêtements féminins. Beyonce alanguie et dénudée s’offre au regard du chaland. La statue du grand homme en contrepoint semble minuscule en comparaison avec les besoins individuels qui explosent. Goodbye Lénine ?
Le Parc Gorki paresse en contrebas d’une artère très fréquentée, le long de la rivière Moskova. Crée dans les années 1920, le parc s’étend sur plus de 100 hectares. L’un des poumons les plus emblématiques de Moscou n’a pas résisté à la modernité. Exit le parc d’attraction destiné à divertir et récompenser les masses méritantes et laborieuses. Un investisseur privé a racheté les lieux avec pour comme premier souci d’investir dans un relookage total. Priorité désormais aux signaux émis par l'occident , à l’avènement de la société de loisirs. La cible visée est clairement la classe moyenne moscovite qui représente désormais 20 % de la population et qui émarge à plus de 1000 euros par mois. Patinoire géante en plein air l’hiver, terrains de Beach Volley et plage glaces et transats dès l’apparition des premiers rayons de soleil. Gorki se surprend à défier Central Park.
Deux policiers interdisent l’accès à la place Rouge. Ordre du FSO le tout puissant service de sécurité du Kremlin. Nous avons pourtant une autorisation en règle pour tourner aujourd’hui. Hier encore la responsable du service de presse nous assurait que tout était en ordre. Mais cet après midi tout a changé et pas moyen de discuter. Les ordres sont des ordres. Il serait suicidaire de tenter de forcer le passage ou de faire un scandale sur la voie publique, d’invoquer ne serait-ce que l’amitié franco russe. Niet niet et niet !
Tout s’écroule soudainement. Comment présenter Moscou en gommant la Place Rouge, le point zéro, le lieu de toutes les festivités, de tous les symboles ? La préposée de permanence au service de presse après s’être renseignée est désolée. Il y aura peut être vendredi une opportunité, après les célébrations, mais enfin elle n’en jurerait plus désormais échaudée par l’incompréhension qui s’installe grandissante.
La Russie si proche et si lointaine à la fois. Cette soumission culturelle à l’ordre et à la hiérarchie nous désarme. Impensable de se rebeller ni même de s’interroger sur la raison d'une telle volte face lorsque tout avait été acté au préalable.
Alban le responsable du bureau France Télévisions à Moscou est furieux. Il exige le nom d’un responsable, lui promet de venir en personne dans son bureau exiger le remboursement sur son propre salaire du coût de mon billet d’avion. Pire encore s’il ne reçoit pas par écrit des excuses de l’administration compétente, il jure de boycotter les festivités du lendemain, de passer sous silence le discours à la tribune de Poutine. Bref il instaure le rapport de force indispensable à l’ouverture de négociations.
Rien n’est jamais acquis, ni jamais perdu en Russie. La citation de Custine n'a rien perdu de sa pertinence. La Russie est l’Afrique des blancs. Pour les russes, racistes en grande majorité, ce raccourci s’apparente à une grave insulte. Sur le terrain c’est une réalité pouirtant , tant la résignation et la corruption font partie intégrante du système.
Le temps s’écoule inexorablement. Même la place du Manège qui jouxte la place Rouge reste interdite au public. Tania notre interprète enrage contre le garde en faction . « C’est une honte ! Et si ma pauvre mère avait traversé toute la ville pour venir se recueillir ici, que lui auriez-vous rétorqué ? » Rien sans doute qu’un geste sec de la main. Il n’y a rien à espérer de ces visages fermés, de ces uniformes étriqués.
Nous nous replions sur le Bolchoï tout proche lorsqu’un correspondant sans visage nous explique au téléphone que finalement… Nous rebroussons chemin.
Finalement rien. Il faut à chaque check-point patienter de longues minutes. En coulisses vraisemblablement l’employé, tancé par le service de presse, a importuné un chef qui en a référé à sa hiérarchie qui elle même cherche à se couvrir le cas où. Tania compatissante nous épargne les pirouettes, les peut-être et puis les fins de non recevoir qui claquent comme un fouet.
Et puis oui en définitive. Les portes s’ouvrent comme par magie. Comme en Afrique tout finit par se régler pourvu que l’on ait du temps et de l’influence. Le FSO nous adjoint mécaniquement l’un de ses sbires. Tout est possible à condition de respecter les lignes blanches continues tracées pour le défilé. En aucun cas, il ne nous est permis de s’approcher des tribunes montées pour l’occasion. Certains journalistes kamikazes pourraient avoir l’idée saugrenue d’y déposer un engin explosif. La veille des officiels ont déposé des fleurs rouges, dans les stations de métro, sous les plaques commémoratives, en hommage aux victimes des récents attentats, attribués aux terroristes tchéchènes.
La place rouge s’offre, déserte et nue comme dans la chanson de Bécaud. Je jubile. C’est un privilège rarissime qui m’est donné de revisiter égoïstement l’histoire de la grande Russie. L’énigmatique Kremlin, la grande muraille, le mausolée de Lénine dont l’entrée est dissimulée par la tribune principale et dans laquelle prendront place demain tous les hommes forts du pays. Le Gum, jadis magasin d’état destiné aux étrangers porteurs de devises, aujourd’hui recyclé en centre commercial luxueux. La cathédrale de Basile le Bienheureux enfin et son festival de bulbes polychromes qui auraient inspiré Walt Disney. Le religieux, longtemps réprimé, revient en force. Des popes ventrus se faufilent, sûrs de leur pouvoir.
Poutine en père la morale a interdit la vente d’alcool le week-end et la prostitution de rue. Les armes sont toujours omniprésentes en revanche aux ceintures des pantalons et l dans les voitures aux verres fumés qui dévalent les artères du centre ville à une vitesse folle.
Le piéton est à peine toléré, invité à emprunter les passages souterrains quand ils existent. Quant aux handicapés … Rien n’est fait pour leur faciliter leur autonomie. La ville leur est interdite. Les familles les conservent cloitrés en leur sein comme une tragédie inavouable, une maladie honteuse.
Ce soir nous dînons géorgien. Une cuisine inventive et colorée. Lara, le maître d'hôtel, a appris le français dans une école hôtelière en Suisse. Elle nous propose un assortiment de spécialités locales , s’inquiète qu’il faille tant de temps pour tourner des séquences. Les plats risquent de refroidir. Chez Jon Jolly, on confectionne à la demande des petits pâtés aux noix et à la betterave, des bourgeons d’un buisson local accommodés en salade, des friands au porc et au mouton, des brochettes de bœuf et bien sûr le traditionnel Katchapuri, un chausson fourré au fromage sur lequel est déposé un œuf cru. Le tout arrosé d’une limonade à base d’estragon. Le vin que les géorgiens dans des temps très anciens ont inventé reste frappé d’une interdiction d’importation depuis la guerre avec les russes en 2008.
Adama est sénégalais et Cisse ivoirien. Tous deux ont fui la Côte d’Ivoire pendant la guerre civile. Les parents de Cisse originaire de la ville d’Odienne dans le nord du pays ont été assassiné. Cisse qui n’a pas encore trente ans évoque cette tragédie avec dans le regard une pudeur mâtinée d’une infinie tristesse. Comme tous les enfants de la guerre qui ont grandi trop vite, il vacille sous le poids d'une destinée trop lourde à contrarier. Pour survivre les deux copains ont sollicité le concours d' une filière sur laquelle ils ne souhaitent pas trop s’étendre.
Les voilà, privés de visa, assignés de fait en résidence à Moscou, marginalisés dans une ville qui ne souffre pas la différence . L’africain ici est perçu par la majorité comme une race intermédiaire à mi-chemin entre l’homme et l’animal. Adama et Cisse ont bien tenté de démontrer leurs qualités balle au pied, la seule passerelle digne tolérée entre les races. En vain. Dans le monde du football russe ils n’ont convaincu personne, pas même les petits clubs amateurs qui parfois octroient des primes de match à leurs recrues étrangères dans les grandes occasions. Et comme il faut bien se nourrir, payer le loyer de la colocation, les deux compères jouent les hommes sandwich à la sortie d’une bouche de métro. 13 heures par jours pour 1000 roubles, soit un peu plus de 20 euros. Le minimum vital pour espérer survivre dans l’une des villes les plus chères d’Europe. Dans leurs habits de carton, ils restent impassibles malgré les insultes et les crachats. Mais le pire soupire Cisse reste l’indifférence, l’impasse dans laquelle nous sommes pris au piège. « A Moscou, nous ne sommes rien, ni des hommes, ni des chiens ! « Alors pour tuer le temps, ils chantent et rêvent de bâtir des châteaux en France et d’Espagne. Je n’ajoute pas un mot. Je ne me sens pas le cœur de détruire leurs chimères.
La Russie réunie autour de son armée a rendez-vous près du métro Teatralsnaya juste devant le théâtre du Bolchoï. On se croirait revenu plus d’un demi-siècle en arrière lors de la libération de la ville du joug nazi. L’espace d’une journée, toute la Russie jubile .Elle tourne résolument le dos aux divisions et la modernité et accorde une large place au souvenir et au respect. Les vétérans aux plastrons couverts de médailles, chaque année moins nombreux, se promènent au bras d’une demoiselle blonde, belle et reconnaissante. Une nièce, une petite fille ou simplement une inconnue qui estime de la sorte remplir son devoir de mémoire. Les anciens bombent fièrement le torse lorsqu’un photographe approche. Ils fixent l’objectif, les yeux humides, avec dans leur bras une brassée de roses rouges. Entre deux séances photos, ils témoignent. Ils racontent leur guerre, inventent à chaque récit des exploits inédits que personne dans l’assemblée ne s’aviserait de contester. Les veuves de guerre assises à l’ombre, sur un banc, restent, elles, à l’écart de cette agitation. Le visage fermé, elles acceptent, muettes, leur triste condition. De leurs héros tombés pour la nation, ne restent que quelques dérisoires breloques qui s’étalent sur leurs genoux serrés. La victoire et l’ordre militaire constituent l’amalgame le plus efficace. Nombreux sont les jeunes qui s’affichent aujourd’hui en treillis ou la calot sur le crâne.
Les adorateurs de Staline trouvent naturellement leur place dans cette commémoration. Un portrait du dictateur dans une main, des slogans offensifs griffonnés sur un morceau de carton, dans l’autre. Ils recrutent les forces de demain. Les goulags, les exécutions sommaires et systématiques des opposants semblent oubliés. Seuls comptent le pouvoir fort, la poigne de fer dont Poutine a fait son principal cheval de bataille. Un peu plus loin un orchestre joue les standards de l’époque. Des soldats en uniforme kaki chantent et dansent. Comme le jour de la libération, des jeunes filles invitent à danser les anciens ceux qui à l’époque ne rêvaient que de les attirer dans un coin un peu plus isolé. L’Union Soviétique n’est pas totalement défunte. Ses fantômes réinventent un capitalisme original, sauvage, sans états d’âmes où seul les plus forts et les plus habiles feront fortune. Pour les autres, l’avenir est incertain. 80 % de la population vit avec moins de 1000 euros en poche par mois. Les retraites sont chiches. Un enseignant retraité ne touche que 160 euros mensuels. Un médecin guère plus.
Sur le pare brise d’un imposant 4x4, un homme reconnaissant à écrit sur une feuille blanche. « Merci grand père d’avoir remporté la victoire ! « Une main d’une écriture malhabile a rajouté au dessous. « Merci de ne pas garer ton engin sur le trottoir pour que je puisse encore circuler ! «
Malgré tout, les deux tiers du pays continue de faire confiance à Poutine et Medevedev qui sont au pouvoir depuis bientôt 20 ans. Personne ne croit réellement au miracle ni au cauchemar. Comme le coup fumant de Eltsine qui en l’espace d’une seule nuit avait ruiné les épargnants en dévaluant le rouble de 800 % ! Pourtant le russe n’est pas à l’abri des surprises même des plus improbables. A Helsinki à l’occasion des championnats du monde de Hockey, le sport roi, l’équipe nationale s’est inclinée face à la France. Une première dans l’histoire. Un affront que les russes n’avaient pas subi depuis les guerres napoléoniennes. L’information a été traitée par une brève en fin de journal.
Comme prévu la pluie ne s’est pas invitée au défilé du matin. Poutine le visage grave a serré les mains de tous les généraux avant de regagner sa place en tribunes. Vêtu d’un costume léger, le cou ceint d’une cravate austère, l’homme fort du Kremlin, impassible comme toujours, se laisse pénétrer par la puissance incroyable qui se dégage d'une parade minutieusement orchestrée. Tous les corps d’armée défilant comme un seul homme, au pas cadencé. Pas une tête qui ne dépasse, pas un seul geste parasite. Et malheur à celui qui se hasarderait à sortir du rang ! Le peuple de toute évidence apprécie cette démonstration de force. Le long des artères plusieurs rangées d’admirateurs, drapeaux et rubans de St Georges déployés. Le spectacle est partout dans leurs yeux. Les chars et les avions. Autant de machines à tuer élevées au rang d’icônes idolâtrées, d’immondices à la nuit. (Bashung évidemment)
Au club Petrovitch, la vodka coule à flot. Les expatriés sont de sortie. L’endroit situé près du lycée français ne désemplit pas. Ils travaillent à l’ambassade ou dans le secteur privé, sont 6000 environ. Ils parlent très mal le russe, se regroupent au sein des associations d’accueil, jouent au football, font la fête à l’occasion. Tous louent la qualité de vie en ville. A conditions d’avoir les moyens toutefois. Grâce à Internet, la France n’est pas si loin. L’un se targue même d’avoir glissé dans ses valises son décodeur Canal Sat. « C’est interdit…mais bon ! » La vodka aidant, les langues se délient. « Moscou est une ville sûre . Il y a des caméras partout. Le mec qui déconne, il en prend pour 15 ans dans un camp de rééducation. Les filles peuvent s’habiller comme bon leur semblent. Rien à voir avec Paris ou le premier bou… te traite de pute. ! » L’insulte raciste a fusé de la bouche de cette mère de famille qui a choisi de suivre son mari qui travaille pour une entreprise de BTP. Ma voisine, guadeloupéenne et femme de gendarme tente de répliquer. « Les viols sont légion aussi en Russie ! « « Ah oui et qui t'a raconté ces bêtises ? » « Ce sont des russes eux même qui me l’ont affirmé ! » « T’as été vérifier ? Non ? Ben alors… » Des chants nous parviennent depuis la salle principale du restaurant.
Des voix suaves et graves s’insinuent jusqu’à nous. Quatre soldats en uniforme tout droit sortis des chœurs de l’armée rouge. Face à eux une Annie Cordy russe bat la mesure. Elle sautille sur l’estrade, gesticule, encourage l’assistance à frapper dans ses mains. Le débat tourne court. La bouteille de vodka est à moitié vide. J’ai porté un toast à la tolérance et à l’amitié mais personne n’y a prêté attention. A cru sur un cheval, je traverse maintenant au galop, les steppes infinies de la grande Russie. Annie Cordy m’adresse une œillade complice. Elle doit approcher des 80 printemps.
Plus tard dans la soirée un DJ kitsch propose des succès des années 70. L’instigateur de la soirée s’ébroue, le regard noyé dans l’alcool. » Allez Viens on va danser ! Les filles sont belles et bourrées … » Sa femme, le corps alourdi par deux maternités, en partie dissimulé dans une robe ample en tissu imprimé, le surveille de près. » Allez viens on rentre ! » L’homme du regard me supplie d’intervenir. « Mais Patrick peut être ? » J’en ai assez vu. Je viens malgré moi au secours de la dame qui n’aimait pas les arabes. « Non... Je crois que je vais rentrer moi aussi. » Rideau. J’ai échangé un copain tout neuf contre quelques heures de sommeil.
Avant de sombrer je me remémore les paroles d’un ambassadeur en poste à Moscou. Avec Poutine, la Russie a réalisé un petit bond en arrière. Ecartelé entre un capitalisme sauvage et les reliquats des grandes heures du communisme, le pays est contraint de faire le grand écart en permanence. Alors à force … »
Près de l’université devait être construite la cité idéale. En 1980 l’URSS qui avait obtenu l’organisation de la grand-messe olympique avait imaginé les choses en grand. Au pied de l’imposante université, où était logée une partie des délégations, un stade olympique futuriste en forme de soucoupe volante pouvant accueillir 80000 personnes.
Le mariage du sport et de l’intelligence au service de l’amitié des peuples. Un rêve de grandeur et de puissance , brisé net par le boycott de l’occident. Plus de 30 ans plus tard, la cicatrice n’est pas totalement effacée. L’enceinte même quand elle est pleine, sonne creux. Elle héberge l’équipe de football du Spartak, le club le plus populaire de la capitale. Moscou dans ce domaine concurrence Londres avec quatre autres pensionnaires de première division, le Locomotiv, le Dynamo, et le CSKA qui se dirige tout droit vers le titre de champion. Plus qu’ailleurs encore, le sport est un opium et la pratique sportive une constante indéfectible de l’éducation. Seul écueil à l’organisation des grands évènements ? La corruption qui sévit à tous les niveaux de l’administration. Elle alourdit considérablement les factures et met en péril les calendriers.
La Russie dans quelques années sera "The place to be" m'a glissé un expatrié avant que je prenne congé. C'est à la fois l'Europe et en même temps un continent à elle seule . Le jour est proche où elle ne se contentera plus de produire du gaz et du pétrole. Tout le monde le sait . C'est ce qui fait sa grande force et inquiète les plus frileux.
Mais l'hiver qui dure six mois est derrière nous et le printemps s'annonce. Mais s'agit-il réellement du printemps ?