Autant l’avouer tout de suite, je ne sais rien faire de mes dix doigts. Incapable de planter un clou, de changer une roue. Je suis une cible rêvée, une aubaine pour tous les corps de métier. Un exemple d’improductivité rare à l’échelle de la société.
Par bonheur, la France post industrielle s’est toujours montrée bienveillante envers la confrérie à laquelle j’appartiens depuis toujours. Celle des chasseurs d’émotion et des collectionneurs de courants d’air.
Aussi loin que je me souvienne j’ai toujours subi l’influence des voix. Quelque soient leur tessiture pourvu qu’elles charrient l’émotion, transpercent les corps et caressent les âmes, plongeant les uns et les autres dans un océan de frissons. C’est la raison pour laquelle j’aime le sport passionnément. L’événement fantasmé dans les conditions du direct, plus précisément.
Des voix sans visage ont bercé mon enfance. Mes parents conservaient sous clé le poste de télévision du salon comme un trésor imprenable. Aux rêves en noir et blanc, je privilégiais de toute façon l’arc en ciel de l’imagination. Je m’endormais tous les soirs avec caché sous mon oreiller, un petit transistor Radiola. Un filin invisible, pour mieux fuguer avant de sombrer dans le sommeil. J’enviais ces visages inconnus à la voix chaude et grave qui me décrivaient avec emphase et ferveur, ce dont j’étais privé. Ce désir d’émancipation s’exprima pleinement en 1968. Je vibrais pour les pavés des manifestations de Mai bien avant de me passionner pour ceux du Paris Roubaix. Si j’étais bien trop jeune pour faire la révolution, je prenais conscience que le monde ne tournerait jamais plus comme avant. L’ORTF avait congédié mes idoles grévistes. Thierry Roland, Robert Chapatte et Roger Couderc, monstres cathodiques avaient été recyclé pour mon plus grand bonheur dans mon petit transistor noir. Je me souviens que certains inconditionnels baissaient le son de leur téléviseur pour ressusciter Couderc à la télé les après-midi du tournoi. Moi j’étais trop content de capturer sa voix sur Europe 1 sans avoir besoin d’y rajouter des images. Ses « Allez les petits » déclenchaient en moi autant d’invitations à la rêverie. Dans le bourbier de Twickenham, les envolées lyriques du chantre de l’ovale transformaient les affrontements insipides en épopées homériques.
Pendant les mois de juillet lorsque les pelouses étaient en jachères, je vivais au rythme des comptes rendus des étapes du Tour de France. Je préférais de loin ces voyages immobiles à toutes les colonies de vacances. Mes parents travaillaient la journée. Je me languissais entre deux flashes radio qui diffusés toutes demies heures se nourrissaient invariablement de « A vous la route du Tour ! » « Nous sommes au kilomètres 153 « Enchaînait la voix installée à l’arrière de la moto. « Je vous propose de faire un top à la sortie du village. Les échappés s’entendent à merveille, le maillot jaune est en sursis. » Le cœur battant, je fermais les yeux. Les secondes qui s’égrenaient me transportaient au paradis du goudron fondu et des mollets luisants, dans la quiétude des volets clos, à l’abri des soleils d’été.
« Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, bonsoir ! Bienvenue au Stade Geoffroy Guichard. » Ainsi me consolait la voix de Thierry Roland, à chaque rentrée scolaire. Grâce à lui j’oubliais les odeurs d’encre et de cuir neuf, combattais mon angoisse de l’inconnu. J’avais renoncé pourtant à coller un poster de Thierry sur les murs de ma chambre. Il était pourtant mon idole bien plus que Claude François ou Johnny Hallyday Mais son visage lisse d’éternel adolescent ne répondait pas totalement à mes attentes. Sa gouaille de titi parisien seule m’électrisait. Je m’étais d’ailleurs fait une spécialité de l’imiter, avec je dois l’avouer une certaine réussite. A force de cultiver les ressemblances, j’ai même fini par considérer les intonations de sa voix comme une partie de moi-même. Aujourd’hui encore je suis capable dans mes commentaires de direct, de déceler la part de Thierry qui subsiste en moi.
Cette admiration sans bornes faillit s’évanouir le jour où je dus marier les voix à la personnalité de leurs propriétaires. Je venais d’intégrer le service des sports d’Antenne 2 en qualité de stagiaire. En poussant une première porte, rue Cognacq Jay, je me retrouvais face à face avec Roger, Thierry et Robert. Mon cœur faillit se décrocher de ma poitrine. Je balbutiais quelques banalités, la gorge sèche, avant d’atterrir brutalement. Ramenées au quotidien d’une salle de rédaction, ces timbres sublimés, devenaient affreusement banaux.
Au delà de la déception du gamin qui découvre la triste vérité des pères Noel, je compris que la voix ne prenait toute sa dimension que lorsqu’elle se chargeait d’émotions. Le cerveau dans sa grande sagesse ne lui accordait cette mission de confiance que dans les grandes occasions. Le reste du temps, sans relief, la voix se contentait d’expédier les affaires courantes. N’empêche pour combattre mes angoisses de commentateur débutant en cabine, je me contentais les premiers temps de coller sur les images les intonations de Thierry. Je m’en remettais à l’expérience des anciens comme si mon cerveau paralysé par le stress recourait au pilotage automatique. Cette technique me permit de franchir les premiers écueils. Si je ne pouvais réprimer les secousses anarchiques de mes jambes, ma voix n’était pas trop chevrotante.
Les mois qui suivirent, plus je gagnais en assurance, plus ma voix prenait ses aises. Elle s’émancipait du modèle imposé par Thierry par petites touches, subtiles inflexions. En 1988 à Séoul, elle se rebella pour la première fois ouvertement. Des techniciens à Paris s’étaient mis en grève. La diffusion à l’antenne des épreuves était interrompue. Nous traversions les Jeux Olympiques, la tête basse, le cœur lourd, suspendus aux reconductions du mouvement votées chaque matin à Paris en assemblée générale. Le jour de la finale du 100 mètres, ma voix réduite au silence se révolta contre cette terrible fatalité. La contestation se répandit peu à peu, à mon insu, de ma gorge à mon ventre. Ma voix en sourdine mobilisait, à l’intérieur de moi, ses partisans. Lorsque les huit finalistes s’installèrent dans les blocks, il devait être 4 ou 5 heures du matin à Paris. Ma voix avait pris le pouvoir. Je dus céder à ses injonctions sourdes. Je réveillais à la hâte un copain en France. Je le suppliais de ne pas raccrocher le combiné. Ma voix lui décrivit la course nerveusement comme si c’était la dernière, alignant les mots à un rythme vertigineux. Ce jour là, Ben Johnson triompha de Carl Lewis. Le vilain petit canard cloua le bec du cygne méprisant. Quelques jours plus tard le sprinter canadien fut reconduit sous bonne escorte à l’aéroport. Il avait triché et était banni des jeux. J’en ressenti une sorte de gène. Je m’en voulais de m’être trop vite emballé, d’avoir si facilement cédé à l’émotion. Ma voix, toute petite de l’intérieur, se moqua de moi. Qui étais-je pour délivrer des certificats de bonne conduite et dénigrer l’émotion instantanée ? Qui étais-je en effet ? Un athlète raté, un acteur médiocre ? Je haussais les épaules. Ma voix prit ce geste d’impuissance pour un signe de reddition. Elle fit les années suivantes cavalier seule, enflant à chaque finale, imposant ses vociférations à mon corps agité malgré lui de soubresauts. Je sautais comme un damné, tapais du poing sur la table. Je devins une attraction en tribune de presse, un sujet de conversation. Etait-il bien malade ou seulement passionné celui qui s’égosillait de la sorte pour une dernière ligne droite, un saut réussi ? Etait-il chauvin ou nationaliste à ce point, ce commentateur pour grimper dans les aigus à la moindre possibilité de médaille ? En réalité je me moquais bien de savoir si la France repartirait bredouille ou non des championnats. Depuis toujours je me prétendais citoyen du monde, boudais les drapeaux et les hymnes. Ma voix, elle, prétendait au contraire que l’émotion ne se conjuguait qu’au bleu blanc rouge. Par faiblesse ou par facilité, je lui abandonnais la place. Elle m’offrit en compensation bien des bonheurs. Elle célébra avec grandiloquence toutes les victoires de Marie Josée. Tokyo 91, Barcelone 92, Stuttgart 93, Helsinki 94, Atlanta 96. Je pleurais avec elle lors de la débâcle de Sydney en 2000. Bien plus tard, sur un plateau de télévision Marie Jo rendit à ma voix, un hommage appuyé par des mots tous simples. » Moi j’écrivais la musique et toi les paroles. »
Marie Jo prit sa retraite et ma voix s’accrocha à ses chimères. Mon cerveau n’était plus dupe. Les rumeurs de dopage s’amplifiaient. Il était de plus en plus difficile de s’extasier devant l’escalade des records et l’excellence des performances, mais ma voix aveuglée continuait de me dicter les superlatifs. A force d’excès elle se cassa quelquefois. J’espérais la présence de polypes qui finiraient bien par avoir raison d’elle mais à chaque fois le verdict était le même. Simple surmenage. Ma voix se régénérait et repartait de plus belle. En 2010, elle m’entraîna au Canada découvrir une discipline confidentielle. Le combiné nordique. Je lui fis part de mon ignorance. Elle se moqua de moi. « L’émotion mon vieux, l’émotion ! » Et Jason Lamy Chappuis s’imposa pour sa plus grande jouissance au bout d’un sprint dantesque. Ma voix au diapason récolta sa part de compliments et de remarques agacées. Le temps ne semblait pas avoir de prise sur elle. Au contraire, mon corps à force s’épuisait du traitement infligé. Ma voix avait beau vertement le morigéner, il avait fini par comprendre combien il était ridicule et dangereux de se mettre dans des états pareils. Je repensais alors à ma première rencontre avec Thierry, Robert et Roger. J’avais été, ce jour là, frappé par le décalage qui existait entre l’émotion contenue dans leur voix et l’avachissement de leur corps. Leur jeunesse enfuie, seule leur voix résistait encore. Pour combien de temps encore ? Je fus saisi de panique à cette seule pensée. Et puis je repensais au poème de Victor Hugo. A l’œil de Caïn qui traquait Abel dans sa tombe. A la conscience à laquelle personne n’échappe. Il en était peut être de même après tout de la voix. Apaisé soudainement, je m’imaginais, allongé dans mon cercueil avec un filet de voix éternel pour me tenir compagnie.