Quelque chose en nous de Madiba.

Nelson Mandela, alors Président de la République Sud-africaine, félicite le capitaine de l'équipe de rugby d'Afrique du Sud, François Pienaar après la victoire des Springboks en finale de la Coupe du Monde de Rugby face à la Nouvelle-Zélande le 24 juin 1995 à Johannesburg. Photo AFP / JEAN-PIERRE MULLER

Forcément comme quelques millions de français j’ai revu « Invictus » hier soir sur France 2. Et forcément j’ai écrasé ma petite larme à la fin. En confiant le rôle titre à Morgan Freeman, plus Madiba que nature, Clint Eastwood est parvenu à contourner l’écueil que constitue  la transposition  d’une épopée sportive au cinéma.

Le sport, on le sait,  ne supporte pas  le différé.  Mais  il s’enrichit  en revanche  au contact de  la marche de l’histoire. Peu d’amoureux du sport avaient sans doute  saisi à chaud ce que représentait pour la nation arc-en-ciel,  le triomphe des Springboks lors de la coupe du monde de rugby organisée en Afrique de Sud en 1995. Eastwood en témoignant  très fidèlement  des coulisses de ce sacre a donné à cet exploit une dimension  supplémentaire et capitale.

L’Equipe daté du 7 décembre publie opportunément le témoignage de Morné du Plessis le manager des Boks de l’époque. Il confirme l’émotion immense ressentie par ces grands  gaillards, au derme pâle, lorsque Madiba, descendu de son hélicoptère,  est venu  saluer les joueurs  un à un, en les appelant chacun  par leur prénom. L’instant riche  en symbole lorsque le chef d’état de la réconciliation  a posé, sur son crâne, la casquette que venait de lui offrir Hennie Le Roux le trois-quarts centre de l’équipe.

 Si l’émotion et le recueillement sont partagés et sincères aujourd’hui dans le monde entier, c’est  parce que Madiba est parvenu à nous transmettre, par ces gestes simples, quelque chose qui lui survivra.

Pour ma part  j’ai reçu en héritage  ma plus grande émotion ressentie lors  d’un commentaire en direct. Nous sommes aux Jeux olympiques Barcelone en 1992. Il reste trois tours de piste à couvrir dans  la finale du 10000 mètres féminin. L’atmosphère est suffocante. Deux athlètes se disputent la victoire, loin devant toutes les autres.

Elena Meyer, à la peau blanche,  tout juste autorisée à participer à l’épreuve,  depuis que l’Afrique du Sud son pays a été réintégrée dans le giron des nations fréquentables.  Nelson Mandela  a été libéré en 1991 et l’apartheid est aboli dans la foulée  sous le gouvernement de Frederik de Klerk.

A quoi pense à cet instant Elena,  le buste raide, les bras collés au corps, qui  a décidé  de mener le  train, d’imposer sa cadence ?   Derartu Tulu  suit facilement . Elena  sait-elle déjà  que sa défaite est inéluctable ?  La foulée de l’athlète éthiopienne à la peau cuivrée, est plus déliée. Les mouvements de ses avants  bras  sont plus amples. Derartu, dans la position du chasseur,  est  en position d’attente. A un kilomètre du but, Elana se retourne enfin. Dépit et impuissance. Elle a  compris qu’elle ne parviendra plus à décramponner l’éthiopienne, qu’il faudra s’en remettre à un final forcément aléatoire. Elle souffre Elena. Terriblement. On le perçoit à d’imperceptibles signaux. Sa foulée qui se crispe, à en devenir mécanique, déconnectée du cerveau,  sa tête qui dodeline, son menton qui  s’affaisse et qu’elle éprouve de plus en plus de difficultés à relever. Rien de cela tout  chez Derartu, toute en grâce et fluidité. La chaleur étouffante est son alliée. Elle  porte l’estocade à la cloche. Il n’y a  rien de cruel dans ce démarrage brutal, juste la répétition de séquences d’entraînement,  d’une stratégie longuement mûrie sur les hauts plateaux d’Addis Abeba.

J’ai eu le bonheur de retrouver Derartu Tulu  plusieurs années après son exploit. Elle participait encore à quelques marathons, avait investi ses gains dans un hôtel. Elle approchait la quarantaine,  était toujours aussi belle et candide, comme si le temps n’avait pas de prise sur elle. La première championne olympique noire africaine de l’histoire n’avait pas encore pris totalement la mesure de son exploit. Tout juste se remémorait-elle sa grande surprise quand elle avait senti le souffle d’Elena derrière elle. La course était finie depuis longtemps mais les deux femmes trottinaient encore, les épaules recouvertes de leur drapeau respectif. Une blanche qui courait derrière une noire. L’incongruité de la situation ne lui avait pas échappé. « J’ai senti qu’Elena voulait que l’on fasse notre tour d’honneur ensemble. Rien que de plus normal après toute la souffrance que nous avions  partagée. »

Aujourd’hui je reste persuadé qu’il y avait  quelque chose de Madiba dans ses couleurs et cette sueur mélangées. L’Afrique du Sud renaissait au sport et à la vie après 30 années d’apartheid,  d’obscurantisme et d’absurdités.  C’est à ce joli moment d’histoire que je penserai mardi lorsque le monde entier rendra l’hommage qu’il mérite à ce cher Madiba, icône absolue du siècle écoulé.