Le journal Le Monde daté du 17 mars dernier exhume opportunément un article oublié d’Albert Camus rédigé en 1939 peu après le déclenchement de la seconde guerre mondiale.
Ce texte à l’époque censuré, évoque les quatre principes fondamentaux sur lesquels doit reposer la profession de journaliste. Il n’a pas pris une ride et mieux même, il ricoche avec pertinence sur l’actualité comme si le philosophe témoin distancié de notre époque troublée tenait à nous rappeler dans l'exercice de notre profession quelques précautions élémentaires.
Comment pour un journaliste conserver sa liberté d’informer lorsque le pouvoir limite toute investigation réelle et que l’obligation de résultat est immédiate ?
Concernant la tragédie de Toulouse, les chaînes d’information en continu, ont été précipitées dans une spirale infernale. Elle ont donné la parole à des envoyés spéciaux, qui cantonnés en périphérie et coupés du théâtre des opérations, ne disposaient d’aucune information fiable en dehors des points presse. Ils en étaient réduits à longueur de journée à ressasser les mêmes platitudes ou pire à donner du crédit aux rumeurs les plus extravagantes.
Albert Camus érige le » Refus » comme parade .
» Toutes les contraintes du monde ne feront pas qu’un esprit un peu propre accepte d’être malhonnête. Or et pour peu qu’on connaisse le mécanisme des informations, il est facile de s’assurer de l’authenticité d’une nouvelle. »
A condition toutefois de disposer du temps matériel pour la recouper ce qui semble exclu dans ce cas précis, puisque l’immédiateté est le cadre dans lequel se complaisent les chaînes infos. La rigueur du témoignage s’accouple assez mal à la tentation de céder au sensationnel.
Et Camus d’enfoncer le clou. » Il (le journaliste) lui est possible de ne pas dire ce qu’il ne pense pas ou qu’il croit faux. Et c’est ainsi qu’un journal libre se mesure autant à ce qu’il dit qu’à ce qu’il ne dit pas. »
Comme la nature, le grand cirque télévisuel abhorre le vide. Pour combler la pénurie de nouvelles fraîches, le traitement spectaculaire et immédiat d’un drame se nourrit d’éléments extérieurs. Experts et conseillers en tous genre, sous couvert d’une légitimité plus ou moins floue, improvisent en direct des analyses au conditionnel concernant des faits pas encore avérés.
Camus avance « l’Ironie « comme ferment de résistance.
» L’ironie demeure une arme sans précédent contre les trop puissants. Elle complète le refus en ce sens qu’elle permet non pas de rejeter ce qui est faux mais de dire souvent ce qui est vrai. »
On pourrait sans peine imaginer le constat libre et ironique d’un journaliste ou d’un expert confronté au plan fixe de voitures stationnées dans une rue adjacente à celle où se déroule la tragédie.
« La vérité et la liberté sont des maîtresses exigeantes puisqu’elles ont peu d’amants. » Souligne encore joliment le philosophe.
Un journaliste libre doit rester en toutes circonstances lucide.
La "Lucidité" selon Camus suppose la résistance aux entraînements de la haine et au culte de la fatalité.
» Un journaliste ne publie rien qui puisse exciter à la haine ou provoquer le désespoir. »
Dans le déluge de paroles qui accompagne la couverture d’une tragédie épouvantable, comment éviter les amalgames douteux, les stigmatisations faciles ? Pourquoi insister sur l’origine du tueur présumé comme si sa nationalité française ne suffisait pas à le qualifier ?
Les obstacles à la liberté d’expression sont nombreux. Les intimidations, les menaces, les placards opportuns.
« La constance dans la sottise, la veulerie organisée, l’inintelligence agressive. » Renchérit Camus.
Tous ces écueils donnent encore plus de sens à la noblesse de la profession. Il convient pour un journaliste d'être obstiné. "L’obstination est vertu cardinale. Par un paradoxe curieux mais évident elle se met au service de l’objectivité et de la tolérance. » Affirme Camus.
Que des hommes politiques instrumentalisent des drames pour nourrir une campagne est une constante à travers l’histoire. Un tel comportement semble inhérent à leur profession, indissociable de la conquête du pouvoir. Que les journalistes se satisfassent de cette servitude ne doit pas en revanche constituer une fatalité.
» Former les cœurs et les esprits, les réveiller plutôt, c’est la tâche à la fois modeste et ambitieuse qui revient à l’homme indépendant. » Conclut Camus qui prône une méthode nouvelle fondée sur la justice et la générosité.
Ces paroles sages qui étaient d’une actualité brûlante en 1939 résonnent encore étrangement à mes oreilles, aujourd’hui.