Ma mère a 83 ans.
Françoise qui habitait seule dans le grand pavillon en face de chez elle, s’est pendu dans son salon il y a deux ou trois ans. Je ne souviens plus de la date de ce grand malheur avec précision. Je n’aborde jamais ce sujet avec ma mère, de peur de raviver sa souffrance, tant la cicatrice est encore béante en elle.
Ma mère restait l’un des derniers maillons qui retenait Françoise à la vie. Veuve inconsolable, éloignée de ses enfants, Françoise s’enfonçait inéluctablement dans une dépression sévère. Les derniers temps, elle sollicitait ma mère quelquefois plus que de raison, pour un oui, pour un non, juste pour se raccrocher à un souffle de vie.
Le matin de sa mort, vers 5 heures, Françoise a appelé ma mère, qui prenait quelques jours de repos au bord de mer, sur son téléphone portable. Encore endormie, elle n’a pas eu envie de décrocher. Lorsqu’elle est rentrée chez elle, le lendemain, ma mère a constaté que les volets du pavillon d’en face étaient clos. Françoise ne répondait plus.
Plusieurs mois plus tard, une famille Mauricienne s’est installée dans le pavillon de Françoise. Un couple et quatre grands enfants. Le voisinage en a été chamboulé. Un tsunami menaçait ce quartier paisible investi par les retraités. Des gens de culture lointaine et inconnue, aux mœurs étranges, à la peau brune occupaient l’espace libéré par la malheureuse Françoise. Des jeunes, des voitures, des fêtes, du chahut en perspective .Les visages à leur passage se sont fermés, les silhouettes se sont repliées, sur le qui-vive, derrière les rideaux Vichy des cuisines.
Seule ma mère a perçu dans cette arrivée (Invasion redoutaient certains) un signe de réconfort, une seconde chance. Françoise ne lui adressait-elle pas un signe, la preuve que la vie prend toujours le pas, qu’il ne faut jamais désespérer ?
Ces étrangers du bout du monde lui souriaient, lui tendaient la main. Ma mère fit tout ce qu’elle pouvait pour faciliter leur emménagement. Elle le fit sans efforts en mémoire de Françoise, pour ses parents originaires d’Oran qui lui avaient inculqué depuis son plus jeune âge le devoir d’hospitalité. Je me souvins alors que sur la table dressée de mon enfance il y avait toujours une assiette en plus, dans le cas où un mendiant viendrait frapper à notre porte.
Le dimanche quelquefois ma mère se sent lasse. L’homme est ainsi fait que s’avançant vers la mort, il renonce par bribes à tout ce qui a nourri son existence. Dans ces instants là, ma mère paresse au lit, passe sa journée en robe de chambre sans avoir le courage de s’apprêter.
C’est l’un de ses dimanches gris que le bruit strident de la sonnette a troublé son mal être. Il devait être 18 heures. Ma mère inquiète est sortie sur le pas de sa porte, en peignoir et pantoufles. Se tenaient devant elle, les quatre enfants du voisin, un bouquet de fleurs ou une plante grasse dans les bras. A ma mère interloquée, ils ont souhaité une belle fête des grands-mères. Ils lui ont expliqué que dans la tradition indienne, une personne de cœur fait automatiquement partie de la famille et qu’elle a droit au même respect, aux mêmes attentions que les parents les plus chers.
Ma mère n’en est toujours pas revenue. Elle se sent moins seule désormais. Elle craint moins les dimanches. Quelques jours plus tard, les parents sont venus l’inviter au mariage de leur fille cadette prévu pour le 1er septembre. Ils ont parlé d’une grande fête, d’un festival de sons et de couleurs flamboyantes.
Ma mère très émue a accepté. Les parents avant de s’éclipser lui ont juste confié qu’elle les honorerait si en plus de sa présence, ma mère esquissait quelques pas de danse.
Ma mère s‘est d’abord demandé à combien d’années remontait sa dernière danse. Et puis après les avoir chaleureusement remercié, elle promit qu'en plus de la danse, elle troquerait ce jour là sa vieille robe de chambre contre le plus beau des saris.