Zaryana vient nous chercher en voiture à 8h20. Elle a sorti de sa garde robe un manteau en fourrure synthétique. Dehors pendant la nuit, il a gelé à pierres fendre. Nous petit déjeunons à la cantine de la télé qui modifie ses horaires d’ouverture (10h-19h) pour dignement nous recevoir. Une omelette à l’aneth, du pain et du café feront l’affaire.
Le départ pour le centre de préparation olympique prévu pour 9 heures est retardé faute de combattants. Valery Kostinov l’instigateur du reportage tente de garder son calme. La rigueur et la ponctualité ne semblent pas être le fort de ses ouailles.
Le centre est situé à la périphérie de la ville. Les faubourgs de Kiev répercutent la même misère insidieuse, la même résignation rampante. Rien n’a changé vraiment. Des femmes,un fichu sur la tête, nettoient toujours les caniveaux à l’aide d’une petite pelle et d’un balai. Seules les modèles de voitures ont évolué. La fluidité du trafic automobile en pâtit. Coincé à l’arrière de la berline avec Eric et Valery, je me laisse bercer par les explications du vétéran de la NTU.
Pour ne fâcher personne Valery s’en tient à l’histoire très ancienne de la ville. Kiev a été fondée il y a 1500 ans par trois frères et une sœur qui ont tous donné leurs noms aux curiosités alentours. Pour ce qui est de la cuisine politicienne, Zaryana comme la grande majorité de la jeunesse ne croit plus aux promesses d’où qu’elles viennent. La même vague fataliste et individualiste importée de l’occident anesthésie les consciences. Après plus d’une heure de bavardage passer à faire et à défaire l’organigramme du CNO Ukrainien nous arrivons enfin à destination.
L’endroit est résolument moderne. Une sorte d’Insep verdoyant abrite l’élite de l’olympisme local. La chasse aux médailles reste visiblement une priorité. Valery nous a prévu une rencontre avec la fine fleur de la gymnastique qu’il commente depuis tant d’années. L’entraîneur médaillé à Barcelone nous salue d’une façon martiale. Des jeunes filles entre 9 et 11 ans s’activent sur tous les appareils. Il faut laisser ses chaussures à l’entrée de la salle. Les deux cameramen cherchent le meilleur cadre, pour illustrer le reportage prévu au conducteur sur la préparation olympique.
Katerina choisit de dresser le portrait d’un gamin de 17 ans médaillé d’or aux JO de la jeunesse à Singapour. L’adolescent est rétif. Personne ne l’a prévenu. Il comptait bien s’entraîner. Katerina trouve les mots pour le dérider. Je lui conseille de se mettre en scène aux côtés du gamin pour le dérider et donner du mouvement à un sujet tourné si rapidement. Ce qu’elle fait avec aisance sur la table de massage, dans sa chambre (C’est la première fois que tu accueilles une jeune femme ici ?) et à l’entraînement. La chute du sujet est délicieuse. Katarina borde le gamin exténué par sa journée, dans son petit lit en lui chantant une berceuse. Katarina éprouve sur ce point précis quelques difficultés à jouer le jeu jusqu'au bout. De toute évidence l’infotainment n’est pas encore entré dans la culture journalistique.
Sans préjugés de la valeur des plans tournés ce sujet tourné en plans séquences me semble réussi. Katerina par ailleurs mariée et mère de deux enfants rassemble bien des qualités, talent, motivation, absence de préjugés. Valery s’impatiente. Tourner même « A l’arrache » demande du temps et cette évidence bouscule les rendez vous pris à l’avance par notre hôte. Nous rejoignons au pas de course, pour lui être agréable un autre bâtiment dans lequel s’entraînent l’équipe nationale d’haltérophilie féminine. A première vue la consommation d’anabolisants est toujours d’actualité. Les jeunes femmes, impressionnantes boules de muscle, présentent toutes sur le visage des traces d’acné persistante. Valery ne s’en émeut guère. A la guerre comme à la guerre !
L’entraînement bat son plein. Chaque athlète domestique une barre chargée de poids différents en fonction de son poids de corps sous le regard d’un coach assis sur un petit banc en retrait. Elles travaillent l’explosivité par des séries répétées d’arrachés. Ne manque plus à l’appel que la reine des lieux. Olga, médaillée d‘argent aux JO dans la catégorie des super lourds a droit à un emploi du temps personnalisé. L’état se doit d’avoir quelques égards pour ses ambassadrices. Olga fait son entrée dans la salle quelques minutes après nous.
La jeune femme fête aujourd’hui ses 26 printemps. La première impression visuelle est saisissante. Olga est un monstre de plus d’un mètre 90 pour 130 kilos environ. Son visage épais et sans grâce vissé sur un coup de taureau évoque plus celui d’un docker que d’une ballerine. Olga est une anomalie génétique mise à profit par les tenants de l’olympisme pour remporter des batailles. Je frémis à l’idée de me retrouver un jour face à face avec celle qui l’a battu en Chine.
Pour le reste Olga est charmante. Celle qui à une autre époque aurait été exhibée dans les cirques itinérants ou sur les places des villages, aux foules incrédules, a droit à une petite cérémonie improvisée par notre présence. Le comité national olympique par la voix d’un officiel crispé lui remet solennellement un bouquet de fleurs rouges et un petit présent dissimulé dans une poche en papier. Olga filmée par notre équipe semble aux anges. J’en profite pour poser à ses côtés et entonner en français un tonitruant » Joyeux anniversaire » qui me vaut quelques applaudissements polis de la part de tous les athlètes disposés en arc de cercle face à la récipiendaire. La cérémonie achevée chacun reprend ses activités.
J’obtiens d’Olga qu’elle accorde une interview à Danilo, l’un de nos journalistes stagiaires, une minuscule crevette qui doit peser 40 kilos tout mouillé. Il tente bien de se défiler mais je reste implacable, espérant bien jouer dans le même cadre sur la différence criante de gabarits.
Je me souviens de cette dépêche AFP en provenance de l’ex Tchécoslovaquie où un homme de son genre était resté deux jours pleins, prisonnier sous le corps de sa femme qui devait ressembler à Olga. Le couple faisait l’amour lorsque la malheureuse était décédée d’une crise cardiaque .Son mari n’avait pas trouvé suffisamment d’énergie pour se dégager de cette masse inerte.
J’ai une pensée émue pour la championne dont l’espérance de vie me semble limitée. Je dois faire recommencer le face à face Danilo-Olga. Le gamin ne parvient pas intégrer le deuxième degré. Je lui avais pourtant demandé de préparer des questions plus personnelles et décalées, d’imaginer un dialogue hors du strict domaine sportif. Cela semble, comme la mise en scène inhérente au plateau de situation, au dessus de ses forces.
Nous déjeunons à la cantine non sans avoir en chemin marquer la pause pour immortaliser la statue des fondateurs de la ville érige sur l’une des rives du Dniepr. Le ciel a chassé tous les nuages. A deux pas un arbre fleuri par des rubans multicolores symbolisant les serments des couples amoureux.
Zaryana qui a une gentille frimousse associée à un corps lourd et disgracieux n’a que 22 ans. Son petit ami divorcé et père d’une petite fille, 8 de plus ce qui enrage ses parents natifs de la partie orientale du pays. Jusqu’à l’âge de 5 ans, la petite Zaryana était persuadée que la langue unique parlée dans son pays était le russe. Personne à la maison ne s’exprimait en ukrainien.
Zaryana pour nous remonter le moral nous propose d’aller prendre un verre à la chambre 6, un bar branché, fréquenté par la jeunesse locale. L’endroit, invisible de l’extérieur, est situé en sous sol, près de l’avenue Crechetnik. Les propriétaires ont souhaité reconstituer le décor d’un asile psychiatrique. Les murs sont gris et les tables froides et fonctionnelles. Les portes des toilettes et de la cuisine imitent celles des cellules d’internement. La camisole proposée aux clients les plus exigeants a été dérobé par un malotru.
Des écrans plats proposent des rencontres enregistrées de la première league anglaise. Le concept avec le temps a évolué. Ne restent que le ballet serveuses en blouses blanches courtes et bas résilles et les cocktails de tarés que l’on consomme allongé sur une table la tête renversée ou cul sec en se faisant simultanément taper sur la tête par un autre convive. Curieuses manières d’atteindre le nirvana. Je me contente d’un shot de vodka, d’une salade verte avec des morceaux de saumon grillé et d’un plat de spaghettis carbonara.
Nous faisons la connaissance d’Anton le petit copain de Zaryana. Celui quelle nous décrivit comme un garçon séduisant et adulé par les femmes ne ressemble à rien. C’est un tout petit bonhomme brun insignifiant, au système pileux très développé une tâche lie de vin sur le haut d’une joue. Seule une voix gutturale de baryton donne un semblant de relief au personnage. Mais qu’importe le visage de Zaryana s’illumine dès qu’elle retrouve Anton. Je pousse Eric à quelques confidences. Il a passé trois années à Moscou sous Elsine juste après la perestroïka en tant que correspondant pour Radio Canada. La capitale s’ébrouait au désir et à la fête. Facile de tomber amoureux, difficile de rester fidèle tant les tentations à l’époque étaient fortes.
Je retiens son coup de cœur pour l’une des rares indiennes vivant à Moscou. La jeune femme très belle, d’origine bengali, avait fuit son pays pour éviter le mariage arrangé par sa famille. Elle brûlait depuis son arrivée l’existence par les deux bouts, oiseau majestueux de nuit, sujet de toutes les convoitises, capable de toutes les audaces comme de marcher les pieds nus dans la neige. Cette seule évocation me réconcilie avec ma journée de doute et m’invite au repos de mon âme.
Le soir nous déambulons un moment sur l’avenue principale en centre ville. Les enseignes des grandes marques peinent à gommer les zones d’ombre qui subsistent, témoins d’une période pas si lointaine où le secret et la crainte suintaient des murs immenses des ministères. Le froid soudain nous saisit. Les rares passants se réchauffent en achetant de la vodka dans les kiosques kistchs dissiminés tout au long de l’avenue.
L’alcool se consomme debout, dehors, en homme. Porter une chapka lorsque la température est supérieure à moins 10 dégrés est le signe d’une grande faiblesse. Dans un petit village de toile érigé sur le trottoir, des fidèles témoignent de leur soutien et de leur affection pour Yuliana Timochenkov l’ancienne égérie de la révolution orange qui purge une peine de prison de 7 ans pour prise illégale d’intérêts.
La police tolère cette verrue sur ses Champs Elysées. C’est une manière habile m’expliquera le lendemain notre interprête pour le pouvoir russophone en place de contrôler la situation.
L’Ukraine reste défigurée par une balafre qui blesse le pays dans le sens de la longueur. Le Nord Est où le russe demeure la culture pregnante et le Sud Ouest qui espère un appel du pied improbable de l’Europe. Les rares cafés sont déserts. Nous nous réchauffons dans un restaurant spécialisé dans les sushis confectionnés à la mode ukrainienne.L’endroit est fréquenté quasi exclusivement par la gente féminine, bavarde et indifférente.
Pour regagner l’hôtel nous plongeons dans une bouche de métro. Les lignes sont si profondément enfouies qu’on a le sentiment que la terre s’entrouvre pour nous retenir à jamais prisonnier de ses entrailles. Revenus à l’air libre, il reste plus de 3 kilomètres à parcourir, une zone boisée peu avenante à traverser.
Une voiture tous feux éteints, un taxi clandestin, nous épargne pour l’équivalent de trois euros cette marche forcée. Un petit bout d’URSS survit dans notre carrosse aux sièges défoncés. Le conducteur, bourru et muet avale le parcours à tombeaux ouverts.
Il faut mal gagner sa vie pour risquer ainsi de la perdre bêtement au détour d’un virage.