Le maillot du Père Bégué

Jean Bégué, en 1950

J’avais treize ans et il ressemblait à Dieu. Un Dieu à cheveux blancs, normal pour un Dieu. Mais un dieu cycliste qui semblait avoir inventé la roue et la façon d’allumer le feu en la faisant tourner plus vite que la terre. A la veille de rejoindre Utrecht pour mon premier Tour de France de commentateur, je le revois. Qu’aurait-il pensé, le Père Bégué, dans son magasin-atelier de la rue de la Muse, au fond de la zone portuaire de La Pallice, à La Rochelle ? J’avais treize ans et j’avais poussé la porte de sa boutique. Une cloche aigrelette avait signalé ma présence comme au vélodrome, quand s’annonce le dernier tour avant le sprint final. Le sprint, c’était son affaire, au Père Bégué.

 

Il m’a toisé du haut de son mètre quatre-vingt. Ca sentait fort la colle à boyaux et le caoutchouc neuf. Ca sentait l’aventure, avec toutes ces photos en noir et blanc punaisées sur une planche de liège comme dans la chambre de Proust. Il cultivait sa mémoire comme jadis sa pointe de vitesse, quand il avait « arrangé » tous les costauds à l’arrivée de Bordeaux-Saintes. C’était en 1950. Mais à l’écouter c’était la veille. Son récit vibrait comme du Homère. « Une chaleur de four, le bitume fondait et l'eau bouillait dans les bidons, et pour finir des trombes d'eau. Et là, mon p'tit gars…». Le p’tit gars c’était moi. J’en menais pas large devant l’escogriffe qui sprintait au milieu des roues et des chambres à air suspendues en l’air comme de jeunes serpents. Il me trouva bien gentil et pour le prix d’une boite de rustines que d’ailleurs il oublia de me faire payer, il m’offrit un vrai maillot de coureur, avec des poches à l'arrière comme pour héberger un bébé kangourou. Et la promesse que oui, monsieur Bégué, je tâcherais de devenir un coursier, quand je serais grand. Le maillot, vert à bande blanche, grattait au cou. Je ne l'aurais ôté pour rien au monde.

Eric Fottorino

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