Le Tour comme un chewing-gum…

Bernard Thévenet et Eddy Merckx, le 20 juillet 1975, sur les Champs-Elysées.

Pour voir le Tour en juillet, il fallait fermer les volets du salon afin de créer l’obscurité. Ne laisser allumé que le poste de télévision, ne regarder en face que le soleil du maillot jaune qui s’agitait à l’écran. Mes premiers souvenirs de la Grande Boucle sont des images de télé en couleur. La féerie des maillots, les visages des champions grimaçant dans la montée des cols, la voix excitée des suiveurs à moto évaluant les écarts. Et nos cris par-dessus. J’étais pour Merckx mais j’espérais qu’il trouverait son maître. Serait-ce Ocana avec ses allures de torero, fier et sombre, attrapant son guidon par les cornes pour porter l’estocade ? Serait-ce Thévenet revêtu d’un damier noir et blanc, le menton volontaire, l’œil vif, avec la puissance d’un jeune charolais ? Ou alors faudrait-il en appeler au demi-dieu Poulidor sorti tantôt de la cuisse de Jupiter, tantôt des cercles de l’infernale malchance ? Parfois, et c’était bien sûr au cœur du suspense, l’image décrochait. L’écran restait désespérément noir de longues secondes, des minutes entières ! On n’entendait les voix éperdues des commentateurs, mais le reste, il fallait l’imaginer. La liaison était coupée avec l’hélico, la montagne aimait garder pour elle les joutes des champions. Des lignes grises striaient la télé, on tapait dessus pour rétablir le contact avec l’épopée. Enfin la silhouette d’un coureur se dessinait, puis une autre. On avait enfin recollé avec la tête de course. On revivait !

 

Je repense à ces moments d’enfance heureuse, quand le Tour s’étirait comme un chewing-gum dans la torpeur de juillet. Le soleil figeait la terre entière, les hommes et jusqu’aux insectes. Seuls remuaient encore ces diables de coureurs qui poursuivaient leur quête du Graal en écrasant les pédales. A la fin, comme dans les westerns où la cavalerie débarque et tue tous les indiens, à la fin c’était toujours Merckx qui gagnait. Je rouvrais les volets du salon. Au loin j’apercevais en songe la chaine des Pyrénées. C’était la Chalosse, pas très loin chez mes grands-parents établis à Dax. Avec les copains du quartier, on se distribuait les rôles et on enfourchait nos bécanes pour en découdre dans les bosses du coin, Saint-Pandelon, Saint-Lon-les mines… J’étais Eddy, Bernard ou Luis, c’était selon le tirage au sort. Le goudron fondait sous nos pneus, mon cœur sautait dans ma poitrine. Le Tour, on l‘avait dans la peau. Je vous parle du début des années 1970, au temps où un drôle de petit vélo tournait sans répit dans la tête.

Eric Fottorino

Publié par francetvsport / Catégories : Non classé