Anquetil- Carax, même combat ?

 

Deux loups solitaires s’apprivoisent enfin par l’entremise de quelques bonnes feuilles de journal. Libé dans son édition datée du 4 juillet redonne opportunément la parole à deux monstres sacrés qui n’ont pas connu le bonheur de se rencontrer et dont les personnalités pourtant par bien des aspects s’aimantent.

Leos Carax, le cinéaste maudit,  sort de son silence à l’occasion de la sortie en salle de son dernier long métrage «  Holy Motors «.

Jacques Anquetil aussi d’une certaine manière. L’existence tourmentée du quintuple vainqueur du tour, décédé il y a 25 ans, est brutalement mise en perspective par la grande machinerie de la  grande boucle qui braque ses projecteurs le temps d’une journée sur son jardin normand. Intime et public à la fois.

« Le ciel a vieilli » Constate Carax en préambule. Il imagine un tout puissant qui par lassitude sacrifierait au standard, au prévisible. Maître Jacques aboutirait certainement au même constat concernant le Tour d’aujourd’hui  aseptisé, délesté de toutes ses aspérités, récuré de tous ses vices.  

L’écrivain Paul Fournel dans « Anquetil tout seul » le délicat opus qu’il consacre au champion met en évidence d’emblée la différence de Maître Jacques. 

» La solitude est son royaume…Elle est un mode de vie global, une manière d’être unique, la marque profonde de son âme, qu’elle soit vendue à Dieu ou au diable. »

A la question « Que sont vos amis devenus ? » Carax répond. » Des films » et Anquetil sûrement «  Des victoires. »

Holy Motors évoque un dortoir pour moteurs sacrés. L’entrepôt qui la nuit venue accueille les limousines extra longues à l’arrière desquelles Anquetil se serait volontiers égaré. 

» C’est l’heure (la nuit)  souligne Fournel,  où il se demande s’il aura encore la force de prendre le départ…Il s’arrête sur la ligne d’arrivée tracée sur la chaussée, sa vie, son métier. Ce pourrait être la dernière. Il marche sur la vie comme on marche sur un fil.Il écarte les bras. De quel côté va –t-il tomber ? »

 Carax avoue sa tendresse pour les moteurs rutilants, les grandes machines visibles. Avec Anquetil, grand fauve mécanique, il aurait pu redessiner les  braquets gigantesques, les bielles huilées qui dévorent l’asphalte sans efforts apparents.

Les deux loups préfèrent les mondes qui nous habitent plutôt que ceux qu’on habite et de facto se situent à la marge.

Leos fumeur d’opium, appelle Balzac à la rescousse. »  Il est l’être fatal pour la famille, une sorte de maladie. » Anquetil revendique lui aussi le recours aux substances prohibées. » Au fond d’une poche de maillot une seringue et un morceau de saucisse froide avec sa sauce au vin. »

Les deux génies enfin n’imaginent pas s’éteindre  ailleurs que dans les bras d’un être aimé. » Oui ce fut dur mais ce fut beau. Et surtout ce fut ensemble. »  Mais Monsieur Oscar le héros de «  Holy Motors » n’a pas le temps d’en profiter. Il a tant de rendez vous à honorer, tant de vies à vivre encore.

Jacques qui n’en avait qu’une seule, la consumée jusqu’au bout du filtre. Il a choisi de faire un enfant à la fille de sa femme et de vivre avec ses deux amours en donnant deux mamans à la petite Sophie. Au mépris de la morale et du qu’en dira t-on.

Je n’ai jamais rencontré Leos Carax ailleurs que dans ses films mais j’ai eu la grande chance de côtoyer Jacques Anquetil.

Jeune journaliste,  le 13 juillet 1985, j’ai même connu l’immense privilège de commenter à ses côtés  le final de la 14ème étape dont l’arrivée était jugée sur le cours Fauriel à St Etienne. Robert Chapatte indisposé avait du la mort dans l’âme déclarer forfait. Pierre Badel le réalisateur était venu me réquisitionner en urgence dans mon car de montage sur la ligne d’arrivée.

Je garde encore le souvenir d’un bonheur intense, enfantin . Maître Jacques fit preuve à mon endroit ce jour là  d’une telle gentillesse, d’une si grande mansuétude que je compris à quel point il appartenait à la race des seigneurs, à cette poignée d’êtres d’exception que l’on croise au hasard d’une existence.