Les images que l’on nous épargne. Les tragédies dont on nous fait grâce.
La télévision édulcore, puise dans une banque d’images ensanglantées, trie les plans qu’il est acceptable de montrer sans pour autant choquer les consciences. Les guerres en Afrique ignorent tout des frappes chirurgicales. Elles visent prioritairement les populations civiles et confinent le plus souvent à la barbarie.
Combien de femmes et d’enfants sacrifiés au nom d’idéaux dont on peine à dresser la liste ? Il ne m’appartient pas ici de juger ceux qui dans l’ombre manipulent les foules. Hier au Rwanda, l’appel au génocide, aujourd’hui en République Centrafricaine, les massacres perpétrés au nom des religions.
Hier comme aujourd’hui des victimes par milliers sacrifiées au nom d’intérêts particuliers sur l’autel de l’ignorance, de l’obscurantisme, de la carence cruelle d’éducation.
Mon fils envoyé spécial à Bangui n’oubliera sans doute jamais sa première expérience sur un théâtre de guerre. Des scènes vécues, des drames insupportables refoulés au plus profond de son être comme une blessure indélébile. Des images tellement puissantes qu’elles se mêlent à l’intime et peuplent les cauchemars de ceux qui ont du mal à témoigner. Mon fils a d’abord gardé le silence puis enfin il s’est confié par bribes. La charge était trop lourde. Sa confession à mots couverts, je l’ai reçue en plein cœur en tant que père et journaliste sportif. Abonné à l’actualité heureuse, protégé des intempéries.
Si je rends son témoignage public aujourd’hui, c’est pour tenter de faire changer notre regard sur ces territoires lointains, éclairés imparfaitement dans les journaux télévisés, l’espace de quelques jours, le temps d’une guerre plus sordide encore qu’à l’ordinaire.
Changer notre regard surtout sur les pauvres diables qui réussissent l’impossible, au péril de leur vie. Clandestins dans nos villes, démunis de tout, mêlés à ceux qui ont eu la chance de naître au bon endroit. Ces ombres gardent pour elles des images que nous ne verrons jamais.
Près de l’aéroport de Bangui, s’entassent des milliers de réfugiés, dans des camps improvisés. Les conditions de vie y sont d’une extrême précarité. Sur la route de l’aéroport, un homme fuit sur sa mobylette, son enfant derrière lui. L’homme est musulman. Sa vie, il le sait, ne tient plus qu’à un fil ténu. Echapper aux milices vengeresses, rejoindre à tout prix le camp pour bénéficier de la protection de l’armée française. Il est presque exaucé quant à quelques centaines du but, il est intercepté, jeté à terre. La foule crie vengeance, les machettes s’agitent et fendent l'air brûlant . L’enfant est la première cible. Le père s’interpose, lui permet de s’enfuir mais le paye de sa vie.
Mon fils est incapable de décrire le massacre, l’acharnement avec lequel, l’homme est lynché par la foule. Impuissant et choqué, il s'éloigne et rejoint le camp des réfugiés. Sa seule obsession dès lors , se rendre utile, capter dans les regards de ces familles démunies, un sourire, des rires d’enfants, des raisons encore d’espérer.
Des cris de joie justement. Ils crèvent l’atmosphère lourde du camp. Les hommes sont de retour . Ils exultent avec en guise de trophées, au bout de leur bâton, une main, le sexe de celui qu’ils viennent de dépecer. Ils n’ont rien à se reprocher. Ils se sont vengé, ont lavé dans le sang d’autres douleurs, d’autres atrocités.
Mon fils pense à l’enfant. Il se désole, ne sait pas s’il a pu échapper à cette spirale infernale. Je lui parle de ce dont je peux témoigner. De ces miraculés qui grâce au sport ont pu survivre à l’indicible. De ces gamins appareillés qui courent, sautent et concourent pour oublier que toute leur famille a été décimée pour des raisons qui leur échappent encore . Parce que viendra le jour où il leur faudra forcément pardonner pour continuer de vivre. Le moins mal possible.
Nous avons évidemment un rôle à jouer dans cette tragédie. Tendre la main en évitant de s’en tenir à l’observation de notre propre nombril. Ne pas rendre responsables de l'érosion de notre pouvoir d'achat, ceux qui n'ont plus rien, qui reviennent de l'enfer. Se détacher des images ordinaires dont on nous abreuve à longueur de journée et qui nous confortent dans une impuissance de confort.